Claude Tresmontant

Nous sommes ici, avec la théologie luthérienne du péché originel, au cœur, ou plutôt au principe, au point de départ germinal de l'athéisme moderne. Par sa doctrine du péché originel Luther a porté une condamnation radicale sur la nature humaine, en ses forces vives : la raison, l'action, la liberté.

Le Concile de Trente a rejeté la conception luthérienne du péché originel, avec tous ses corollaires : corruption radicale de la nature humaine, négation de la liberté humaine, incapacité de l'homme à coopérer à l'œuvre de la sanctification, etc. Le premier Concile du Vatican, en 1870, a rejeté l'irrationalisme et le fidéisme qui s'étaient développés, dans la philosophie allemande et française, à la suite de Luther.

Il n'en reste pas moins que, depuis le XVIIIe siècle, l'influence de la pensée luthérienne a été considérable dans la conscience chrétienne. La chrétienté a été tellement pénétrée par les thèses luthériennes, malgré l'opposition de l'orthodoxie, que, du dehors, ceux qui observent et jugent le christianisme, l'aperçoivent et le comprennent comme un christianisme luthérien.

Ce que, surtout depuis les grandes polémiques du XVIIIe siècle, les adversaires les plus violents du christianisme entendent par christianisme, c'est, il suffit de les lire pour s'en rendre compte, le christianisme de type luthérien. Ce que, depuis le XVIIIe siècle, la conscience moderne rejette, vomit, c'est le christianisme luthérien, celui qui professe que la nature humaine est radicalement corrompue, que la raison est impuissante, qu'il faut s'en remettre à la foi, qui est aveugle, et opposée à la raison ; que l'action humaine n'est pas créatrice ; que la morale est imposée du dehors par un dieu tyran et castrateur, et ainsi de suite. Les problèmes de l'athéisme, Claude Tresmontant, 1972, Part. II, Chap. III.

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F.-X. Putallaz - Sur la liberté chez Sartre

On comprend l’erreur qu’il y aurait à soutenir, avec Jean-Paul Sartre, que « l’homme est sa liberté ». Pour « être sa liberté », c’est-à-dire pour choisir son essence, il faudrait que la réalité humaine (on ne dit même plus « l’homme ») ne fut rien, afin qu’elle puisse devenir tout : il ne doit pas y avoir de « nature humaine », puisque toute nature porterait un coup fatal à l’absolue liberté. 

Cette conception existentialiste induit des conséquences considérables, dont la moindre n’est certainement pas la conviction partagée par Simone de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient », avec ses innombrables ramifications dans certaines théories du genre, lesquelles voient dans la nature un obstacle à la liberté ou au libre choix. (L'Âme humaine, p. 722)

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Hannah Arendt

Car le premier résultat désastreux de l'accès de l'homme à la maturité est que l'homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu'il n'est pas son propre créa­teur ni celui de l'univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné. Toutes les lois sim­plement données à lui suscitant son ressentiment, il proclame ouver­tement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. Et puisqu'il sait qu'il est un être créateur de lois et que, d'après tous les critères de l'histoire passée, sa tâche est « surhumaine », il va jusqu'à en vouloir à ses convictions nihilistes elles-mêmes, comme si elles lui avaient été imposées par quelque blague cruelle du diable. L'alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l'existence de l'homme et le monde. Les Origines du totalitarisme, édition anglaise 1951, chap. XIII

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Hannah Arendt

Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur Terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. Condition de l'homme moderne, Calmann Levy, 2018, pp. 41-42

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Hannah Arendt - La perte de la réalité de l'expérience et de la distinction du bien et du mal permet la domination totalitaire

De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l'autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu'avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d'expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n'est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c'est-à-dire la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (c'est-à-dire les normes de la pensée) n'existent plus.

(Les origines du totalitarisme, chap. XIII, Idéologie et terreur)

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