Bonaventure : sur les frères Mineurs et les frères Prêcheurs

Nul n’est apte à la doctrine évangélique, s’il n’est soumis au joug de l’obéissance ; c’est pourquoi deux bœufs valent mieux qu’un seul pour tirer le même joug. C’est pourquoi, dans ces derniers temps, deux Ordres ont été institués, le mystère en avait déjà été figuré dans le premier livre des Rois, au chapitre six, par les deux vaches pleines portant l’arche du Seigneur depuis la terre des Philistins. Il est dit d’elles : « Les deux vaches allaient droit leur chemin vers Bethsamès, avançant d’un même pas, marchant et mugissant, et ne se détournant ni à droite ni à gauche. » Ainsi furent-ils unis pour tirer le joug du Seigneur : Paul à Pierre, Bernard à Benoît et François à Dominique. (Opera Omnia, IX, Sermon pour la fête du bienheureux Dominique, p. 565)

Nullus aptus est ad evangelicam doctrinam nisi iugo obedientiae suppositus, ad quod convenientius ponuntur duo quam unus bos. Ideo novissimis his temporibus duo Ordines instituti sunt, quorum mysterium praecessit in libri primi Regum sexto in duabus vaccis fetis, portantibus arcam Domini de terra Philisthiim, de quibus dicitur: Ibant in directum vaccae per viam, quae ducit Bethsames, et itinere uno gradiebantur, pergentes et mugientes, et non declinabant neque ad dexteram neque ad sinistram. Sic ergo ad trahendum iugum Domini iunctus est Paulus Petro, Bernardus Benedicto et Franciscus Dominico.

Ma réserve : On notera que c'est Paul à qui il est arrivé de corriger Pierre et que c'est Bernard qui réforme l'ordre de saint Benoït, et pas l'inverse. L'idée sous-jacente serait que François, venu un peu après Dominique, aurait parfait le principe d'un ordre mendiant. Si c'est réellement ce qu'il veut dire, le procédé est un peu fourbe.

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Plus connu, ce passage du De Hexaemëron (prêché en 1273, quelques jours avant d'accepter le cardinalat), rend plus explicite la chose : 

21. Le second [ordre des contemplatifs] est celui qui s'engage dans la voie spéculative ou spéculatoire, comme ceux qui se consacrent à la spéculation de l’Écriture, laquelle n’est comprise que par des âmes pures. Car tu ne peux connaître les paroles de Paul, si tu n’as l’esprit de Paul : et pour cela il est nécessaire, que tu sois séparé dans le désert avec Moïse et que tu montes dans la montagne. À ce [mode de vie] correspondent les Chérubins. Ce sont les Prêcheurs et les Mineurs. Les uns s’appliquent principalement à la spéculation, d'où ils ont aussi tiré leur nom, et après à l’onction. Les autres [s'appliquent] principalement à l’onction et après à la spéculation. Et puisse cet amour, ou cette onction, ne jamais faire défaut aux Chérubins. – Et il ajoutait [i.e. Bonaventure], que le bienheureux François avait dit qu’il voulait que ses frères étudient, pourvu qu’ils fassent avant qu’ils enseignent. Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ? (Opera Omnia, V, De Hexaemëron, Collatio XXII, n° 21, p. 440).

21. Secundus est, qui intendit per modum speculatorium vel speculativum, ut illi qui vacant speculationi Scripturae, quae non intelligitur nisi ab animis mundis. Non enim potes noscere verba Pauli, nisi habeas spiritum Pauli: et ideo necesse est, ut sis sequestratus in deserto cum Moyse et ascendas in montem . Huic respondent Cherubim. Hi sunt Praedicatores et Minores. Alii principaliter intendunt speculationi, a quo etiam nomen acceperunt, et postea unctioni. – Alii principaliter unctioni et postea speculationi. Et utinam iste amor vel unctio non recedat a Cherubim. – Et addebat, quod beatus Franciscus dixerat, quod volebat, quod fratres sui studerent, dummodo facerent prius, quam docerent. Multa enim scire et nihil gustare quid valet?

  • Le mouvement est le même : on encense d'abord et on dissimule la critique ensuite : "Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ?".
  • Tendance à opposer dialectiquement ce qui relève de la connaissance et ce qui relève de l'amour. On est loin de la finesse avec laquelle saint Thomas ordonne et unit les deux plans... ou de l'harmonie d'un Jean de la Croix qui parle de lumière (connaissance) et de chaleur (amour) dans l'union à Dieu.
  • Peut-on sérieusement envisager que Dominique ou Thomas ait placé la spéculation avant la vie de prière ?
  • Avec Bonaventure, on a toujours un peu la même impression : on trouve cela d'abord très beau, et dans un second temps, cela paraît bavard et bancal. 

Traductions : j'ai corrigé ce que j'ai obtenu par IA.

Bonaventure (Saint), Dialectique

Luther - Les facultés spirituelles de l'homme (volonté et intelligence) sont entièrement éteintes par le péché

Il est utile de savoir aussi cela, pour que la pureté de la doctrine de la foi subsiste. Quand les sophistes disent que les facultés naturelles sont intactes, je me déclare d’accord. Mais s’ils en déduisent que l’homme peut accomplir la loi, aimer Dieu, etc., je conteste la conséquence [qu’ils en tirent] : je distingue les facultés naturelles de celles de l’esprit et je dis que celles de l’esprit ne sont pas intactes mais corrompues. Bien plus, elles sont entièrement éteintes par le péché, chez l’homme et chez le diable, de sorte qu’il n’y subsiste plus rien qu’une intelligence dépravée et une volonté ennemie de Dieu, dont toutes les pensées sont tournées contre Dieu (Martin LUTHER, Commentaire de l'Epître aux Galates, Oeuvres, Tome XV, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 185).

Péché originel, Volonté, Intelligence, Intellect

L'âme est infectée jusqu'à la moëlle (dans l'intellect, la volonté, et nos actions)

« 8. En troisième lieu, il faut que les affections soient guéries pour être rectifiées. Or nul n’est guéri s’il ne connaît la maladie, la cause, le médecin et le remède. La maladie est l’altération (depravatio) de l’affect. Elle est quadruple : l’âme contracte, par son union au corps, infirmité, ignorance, malice, concupiscence ; par quoi sont infectées les [parties] intellective (intellectiva), affective (amativa), et opérative (potestativa), et alors toute l’âme est infectée. Les philosophes ne les ont ni totalement ignorées ni totalement connues : ils voyaient ces défauts, mais croyaient qu’ils étaient dans l’imagination (phantasia), non dans les puissances intérieures. Ils pensaient que, de même qu’une sphère est mue contre une autre, ainsi la phantasia meut et incline vers l’extérieur, tandis que l’intellect tend naturellement vers le supérieur. Mais ils furent trompés, car ces infirmités sont dans la partie intellectuelle elle-même, et non seulement dans la partie sensitive : la partie intellective (intellectiva), la partie qui aime spirituellement (amativa) et la partie qui nous rend capable d’agir (potestativa) sont infectées jusqu’à la moelle (usque ad medullam) » (Saint Bonaventure, In Hexaemeron, VII, n° 8, in Opera Omnia, Tome V, Quaracci, pp. 366-367).

(8. Tertio necesse est, affectus sanari, ut rectificentur. Non sanatur autem aliquis, nisi cognoscat morbum et causam, medicum et medicinam. -Morbus autem est depravatio affectus. Haec autem est quadruplex, quia contrahit ex unione ad corpus anima infirmitatem, ignorantiam, malitiam, concupiscentiam ,- ex quibus inficitur intellectiva, amativa, potestativa: et tunc infecta est tota anima. Has omnino non ignoraverunt, nec omnino sciverunt. Videbant enim hos defectus, sed credebant, eos esse in phantasia, non in potentiis interioribus. Credebant enim, quod sicut sphaera movetur contra sphaeram, sic phantasia moveret et inclinaret ad exteriora, sed intellectus naturaliter ad superiora: et tamen decepti fuerunt, quia hae infirmitates in parte intellectuali sunt, non solum in parte sensitiva: intellectiva, amatiua, potestativa infectae sunt usque ad medullam.)

Action, Péché originel, Intelligere, Âme, Correction, Bonaventure (Saint), Intellect, Volonté divine

Illuminisme et fidéisme chez saint Bonaventure

Moi :

Bonaventure est fidèle à la doctrine de l'illuminisme de saint Augustin, comme on peut le voir dans son sermon pour la fête de saint Dominique. Mais une telle doctrine ne conduit-elle pas de fait à un fidéisme latent ? Si l'intervention de Dieu est nécessaire pour que l'homme puisse connaître intellectuellement les choses, n'est-ce pas ce que cela implique ?

Grok (2025-10-11) : 

La doctrine de l'illuminisme chez saint Augustin, reprise et affinée par saint Bonaventure, postule en effet que toute connaissance intellectuelle véritable nécessite une illumination divine, car l'esprit humain, affaibli par le péché originel, ne peut accéder aux vérités éternelles (les idées ou formes intelligibles) sans la lumière de Dieu, qui agit comme une cause première et infaillible. Chez Augustin (par exemple, dans le De Magistro ou le De Trinitate), cette illumination est comparée à la lumière solaire qui rend visibles les objets pour l'œil : Dieu illumine l'intellect pour qu'il "voie" les vérités, rendant la connaissance possible au-delà des sens et de la raison purement naturelle. Bonaventure, dans des œuvres comme l'Itinerarium mentis in Deum ou ses Collationes in Hexaemeron, étend cela en distinguant plusieurs niveaux de lumière : la lumière extérieure (sens), intérieure (raison), supérieure (grâce) et éternelle (Dieu lui-même). Pour lui, même la philosophie (raison naturelle) dépend ultimement de cette illumination divine pour éviter l'erreur, comme on le voit dans le sermon que vous avez partagé, où la philosophie traite des "profunda" (choses profondes de la création) mais reste subordonnée à la théologie.

Cependant, cette doctrine ne conduit pas nécessairement à un fidéisme latent, du moins pas au sens strict où le fidéisme (comme chez certains réformateurs comme Luther ou chez Pascal) affirme que la raison est radicalement impuissante sans la foi révélée, et que toute connaissance certaine repose uniquement sur la révélation divine, reléguant la raison à un rôle secondaire ou illusoire. Voici pourquoi :

  • Autonomie relative de la raison chez Bonaventure : Bien que l'intervention divine soit requise pour toute connaissance (comme source ontologique de la vérité), Bonaventure ne nie pas la capacité de la raison humaine à connaître les vérités naturelles sans une foi explicite en la révélation chrétienne. Il intègre massivement Aristote (via Avicenne et Averroès), voyant la philosophie comme une "ancilla theologiae" (servante de la théologie) : elle peut atteindre des vérités sur la nature, l'âme ou Dieu par la raison seule, mais cette raison est "éclairée" par Dieu de manière générale (illumination commune), pas nécessairement par une grâce surnaturelle réservée aux croyants. Dans le sermon, il distingue explicitement la philosophie (pour la création) de la théologie (pour la recréation par la grâce), et cite Augustin pour affirmer que l'intellect voit les intelligibles dans une "lumière incorporelle" disposée par le Créateur, sans impliquer que cela requiert la foi chrétienne pour toute cognition. Les philosophes païens comme Aristote ou Platon ont ainsi pu atteindre des vérités partielles, même si incomplètes sans la révélation.
  • Distinction entre illumination et fidéisme : L'illuminisme est une théorie épistémologique ontologique (Dieu est la cause première de toute vérité, comme lumière infaillible), pas un fidéisme qui subordonne toute connaissance rationnelle à la foi révélée. Bonaventure insiste sur la coopération entre raison et foi : la raison peut démontrer l'existence de Dieu ou les principes éthiques naturels (via la lumière naturelle), mais la foi élève et corrige la raison pour les mystères surnaturels (Trinité, Incarnation). Si cela impliquait un fidéisme, Bonaventure n'aurait pas défendu l'usage de la philosophie dans la théologie, ni n'aurait-il écrit des traités rationnels comme le Breviloquium. Au contraire, il critique les excès rationalistes (comme chez Averroès) tout en évitant un anti-rationalisme pur.
  • Risque d'un fidéisme latent ? : Certains commentateurs modernes (comme Étienne Gilson ou John F. Quinn) notent un potentiel "fidéisme modéré" chez Bonaventure, car son insistance sur la dépendance de la raison vis-à-vis de Dieu pourrait minimiser l'autonomie humaine, surtout dans un contexte post-lapsaire (après le péché originel). Par exemple, si l'illumination divine est indispensable pour éviter l'erreur même dans les sciences naturelles, cela pourrait impliquer que sans une relation à Dieu (via la grâce), la connaissance reste précaire. Cependant, cela reste plus une théocentrisme épistémologique qu'un fidéisme : Bonaventure affirme que les non-croyants peuvent connaître des vérités (par la lumière commune à tous), et que la foi n'est pas un prérequis pour la philosophie, mais un achèvement. Contrairement au fidéisme, il ne rejette pas les preuves rationnelles de la foi (comme les cinq voies, influencées par Aristote).

En somme, l'illuminisme de Bonaventure élève la raison en la reliant à Dieu sans la subordonner entièrement à la foi révélée, évitant ainsi un fidéisme pur. Il s'agit plutôt d'une synthèse harmonieuse entre raison et révélation, typique de la scolastique franciscaine, où Dieu est la lumière de toute intelligence sans que cela nie la validité des connaissances naturelles. Si l'on compare à Thomas d'Aquin (plus aristotélicien), Bonaventure est plus "augustinien" et donc plus dépendant de l'illumination, mais pas au point de verser dans l'irrationalisme fidéiste.

Bonaventure (Saint)

Joseph Ratzinger et John Milbank - Thomas d'Aquin est plus augustinien que Bonaventure

Contrairement à l’Aquinate, Bonaventure a, comme nous l’avons montré, expressément reconnu l’exégèse joachimite de l’Ancien Testament et il se l’est appropriée. Thomas est donc dans ce cas (et pas seulement dans celui-ci) plus augustinien que Bonaventure. En face de la critique résolue et claire que l’Aquinate a dirigée contre l’abbé calabrais, la critique de Bonaventure paraît presque ne toucher que des points secon­ daires, n’apporter que des nuances à peine perceptibles, telles qu’elles résultaient presque de soi de l’évolution des temps. Cependant, la différence qui sépare Bonaventure de Joachim est plus grande qu’il ne pourrait le paraître à première vue, ... etc. (Joseph Ratzinger, La théologie de l'histoire de saint Bonaventure, Paris, PUF, 2007, pp. 170-171)

J. Ratzinger reconnaît d’ailleurs à la fin de son ouvrage que

Bonaventure ne cherche jamais à être augustinien (p. 220).

Sur Thomas plus augustinien que Bonaventure voir aussi la session de John Milbank, Duns Scotus and William of Ockham, à 53"39, 24 janvier 2021 :

Gilson already said that Augustine was increasingly read through Avicenna, especially by the Franciscans, and I think, to some extent, this distorts to this very day what we think Augustine is actually saying. I’m one of those people who thinks that Aquinas is more authentically augustinian even than Bonaventure, and Bonaventure is actually distorting Augustine through this very avicennian perspective.

Gilson a déjà dit cela, Saint Augustin était de plus en plus lu à travers Avicenne, spécialement par les franciscains, dans une certaine mesure, cela déforme encore aujourd’hui ce que nous pensons qu’Augustin disait réellement. Je suis de ceux qui pensent que Thomas d'Aquin est plus authentiquement augustinien que Bonaventure lui-même, et Bonaventure déforme en réalité Augustin à travers cette perspective très avicennienne. 

 

Thomas d'Aquin (Saint), Augustinisme, Bonaventure (Saint)

Raymond Aron - Les puritains choisissaient d'être homme de métier, les hommes d'aujourd’hui sont contraints de l’être

Max Weber ne se lassait pas de souligner le décalage entre les projets des hommes et les suites de leurs actes. Ce qu’une génération à librement voulu est, pour la génération suivante, destin inexorable. Les puritains choisissaient d’être hommes de métier, les hommes d’aujourd’hui sont contraints de l’être.

(Raymond Aron, in Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p.31.)

Liberté, Déterminisme, Contrainte, Travail, Métier, Beruf (Luther)

Gabriel Marcel - Sartre ne dit rien sur l'amour

A l’origine, j’ai honte devant tel être déterminé qui a pour moi un prestige, qui a sur moi un ascendant ; devant un esclave traité comme esclave, sans doute n’aurais-je aucunement honte. On prétendra peut-être que si la honte ici fait défaut, c’est que l’esclave n’est pas réel­lement considéré comme quelqu’un d’autre : mais jus­ tement pourquoi ne l’est-il pas ? Il me regarde pour­ tant, lui aussi. Ne serait-ce pas que l’altérité dans sa pureté est chargée d’une valeur que l’analyse paraît ici ignorer ? Là est sans doute la raison pour laquelle nulle part, semble-t-il, l’auteur ne parvient, je ne dis pas même à rendre compte de l’amour, mais à le pen­ser, alors que sur la sexualité, et particulièrement sur la caresse, il apporte les précisions les plus perti­nentes. On pourrait dire que sa pensée prend d’autant plus de force, de corps, qu’elle s’appuie elle-même davantage sur le corps, (Homo viator, Association Présence de Gabriel Marcel, 1998, p. 234).

Amour, Amitié, Sartre, Altérité

Gabriel Marcel - Sartre ne dit rien sur l'amitié

En ce qui concerne le nous-sujet authentique, celui de l’amour ou de l’amitié, il faut avouer que la pensée de Sartre se révèle radicalement agnostique, voire nihiliste. (L’Existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre, Paris, Vrin, 1981, p. 69, cité in « Revue de la BNF » 2014/3 n° 48, p. 60).

Amitié, Sartre

Max Weber - Le primat de l'efficacité et de l'action chez Calvin

La faute vraiment condamnable d’un point de vue moral était de se reposer sur ses possessions, de jouir de ses richesses et de tomber ainsi dans l’oisiveté et les plaisirs charnels, et surtout d’être détourné de l’aspiration à une vie « sainte ». Ce n’est que dans la mesure où la possession recelait un tel péril qu’elle était réprouvée. Le « repos éternel du saint » était dans l’au-delà ; sur terre, en revanche, l’homme devait, pour s’assurer de son état de grâce, « exécuter jusqu’à la tombée du jour les œuvres de celui qui l’avait envoyé ». Seule l’action, et non l’oisiveté et la jouissance, permettait d’augmenter la gloire de Dieu, selon la volonté qu’il avait révélée sans équivoque possible. Dilapider son temps était donc le premier et le plus grave des péchés. Le temps de la vie était infiniment bref et précieux pour qui voulait « conforter » sa propre vocation. La perte de temps induite par la sociabilité, les « vains bavardages », le luxe, et même par un sommeil plus long qu'il n’était nécessaire pour être en bonne santé — entre six et huit heures tout au plus —, étaient absolument répréhensibles d’un point de vue moral. (L'éthique protestante et l’esprit du Capitalisme, pp. 254-255).

Repos, Efficacité / Efficience, Calvin, Primat de l'efficacité, Protestantisme

Max Weber - Le travail comme fin en soi chez Baxter (calviniste modéré)

Une exhortation toujours recommencée et parfois presque pathétique à travailler durement et sans relâche, qu’il s’agisse d’un travail physique ou intellectuel, traverse ainsi le grand livre de Baxter. Deux motifs se conjuguent ici. Le travail est d’abord la vieille méthode ascétique éprouvée, valorisée depuis toujours par l’Eglise d’Occident, [par opposition non seulement à l'Orient, mais aussi à presque toutes les règles monastiques du monde entier]. Il est notamment le moyen de prévention adéquat de toutes les ten- tations que le puritanisme résume dans la notion de « unclean life » — et son rôle n’est pas mince. L’ascèse sexuelle des puritains ne se distingue de l’ascèse monastique que par son degré, mais repose sur le même principe ; dans la mesure où elle s’applique aussi à la vie conjugale, sa portée est même plus considérable encore. Le commerce sexuel n’est en effet autorisé, même au sein du mariage, qu’en tant qu'instrument voulu par Dieu pour l’augmentation de sa gloire, conformément au commandement : « Soyez féconds, multipliez.» Contre les tentations sexuelles, la prescription est la même que pour combattre les doutes religieux et les scrupules qui tenaillent la conscience: outre un régime sobre, la suppression de la viande et les bains froids, il faut « travailler dur dans [son] métier ». 

Cependant, le travail est aussi et surtout la fin en soi de la vie, prescrite par Dieu. Le principe de saint Paul, « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », s'applique à tous et ne connaît pas d’exception. Le fait de rechigner au travail est le symptôme d’une absence d’élection.
On voit bien ce qui sépare une telle attitude de celle qui prévalait au Moyen Âge. Thomas d’Aquin avait lui aussi commenté la phrase de saint Paul. Mais pour lui, le travail n’était nécessaire que naturali ratione, pour préserver la vie de l’individu et de lespèce. (L'éthique protestante et l’esprit du Capitalisme, pp. 258-261).

Repos, Efficacité / Efficience, Travail, Primat de l'efficacité, Primat du travail, Richard Baxter, Protestantisme

Saint Ambroise - La perfidie de Platon (contre la philosophie)

Beaucoup, en effet, sans la sagesse, cherchent mal. Caïn aussi, parce qu’il n’avait pas reçu de Dieu la prudence, a mal cherché, est mal sorti dans le champ, alors qu’Abel l’a bien fait, lui qui a accompli le don parfait du sacrifice. Il est bon, en effet, le sacrifice de la sagesse1, la foi et toute vertu sont de bonnes victimes. De fait, la sagesse a tué ses victimes et a préparé son vin dans la coupe. Et, afin de donner aux Gentils, privés de la sagesse, la boisson de la foi, elle les a appelés à sa coupe en disant : Que celui qui est privé de sagesse se tourne vers moi, et à ceux qui étaient dépourvus d’intelligence, elle a dit : Venez, mangez de mes pains et buvez de mon vin, que j'ai préparé pour vous. Platon a cru qu’il pouvait transvaser quelque chose de cette coupe dans ses livres. Il appelait, en effet, les âmes à y boire, mais il fut incapable d’étancher leur soif car il servait la boisson non de la foi, mais de la perfidie. (La fuite du siècle, SC n°576, p. 293).

Philosophie, Sagesse, Platon, Perfidie

Épicure - Que nul ne tarde à philosopher

  • Chercher le plus grand des plaisirs

« Épicure à Ménécée, salut.

Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme. Celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu ou qu’il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n’est pas encore venu ou qu’il n’est plus. De sorte que ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune, il soit en même temps un ancien par son absence de crainte de l’avenir. Il faut donc méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir », Épicure, Lettres et Maximes, Paris, PUF (Épiméthée), 1987, p. 217.

Philosophie, Bonheur, Jeunesse, Vieillesse, Philosopher, Santé de l'âme

Épicure - Le plaisir mais pas n'importe lequel

  • Chercher le plus grand des plaisirs

« Quand donc nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord ou l’interprètent mal, mais du fait, pour le corps, de ne pas souffrir, pour l’âme, de n’être pas troublée. Car ni les beuveries et les festins continuels, ni la jouissance des garçons et des femmes, ni celle des poissons et de tous les autres mets que porte une table somptueuse, n’engendrent la vie heureuse, mais le raisonnement sobre cherchant les causes de tout choix et de tout refus, et chassant les opinions par les­quelles le trouble le plus grand s’empare des âmes. Le principe de tout cela et le plus grand bien est la prudence. C’est pourquoi, plus précieuse même que la philosophie est la prudence, de laquelle proviennent toutes les autres vertus, car elle nous enseigne que l’on ne peut vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, honnêteté et justice, < ni vivre avec prudence, honnêteté et justice > sans vivre avec plaisir. Les vertus sont, en effet, connaturelles avec le fait de vivre avec plaisir, et le fait de vivre avec plaisir en est inséparable », Épicure, Lettres et Maximes, Paris, PUF (Épiméthée), 1987, pp. 223-225.

Philosophie, Bonheur, Fin, Plaisir, Prudence, Plaisirs dissolus

Alain - Contre les systèmes philosophiques

Les hommes qui veulent sincèrement penser ressemblent souvent au ver à soie, qui accroche son fil à toutes choses autour de lui, et ne s’aperçoit pas que cette toile brillante devient bientôt solide, et sèche, et opaque, qu’elle voile les choses, et que, bientôt, elle les cache ; que cette sécrétion pleine de riche lumière fait pourtant la nuit et la prison autour de lui ; qu’il tisse en fils d’or son propre tombeau, et qu’il n’a plus qu’à dormir, chrysalide inerte, amusement et parure pour d’autres, inutile à lui-même. Ainsi les hommes qui pensent s’endorment souvent dans leurs systèmes nécropoles ; ainsi dorment- ils, séparés du monde et des hommes ; ainsi dorment-ils pendant que d’autres déroulent leur fil d’or, pour s’en parer.
Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée ainsi est mise en cage, et on peut la venir voir ; spectacle admirable ; spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d’avance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, d’une chose particulière, à tel moment, l’universel de nul moment. À le chercher, on perd tout système, on devient homme ; on se garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né d’hier. Boire le Léthé, pour revivre (Alain, Vigiles de l’esprit, 1942, Avant propos. Discours prononcé par Alain à la distribution des prix du lycée Condorcet en juillet 1904).

Vérité, Universel, Particulier, Système, Philosophes

Pour les gens vertueux, nul besoin de loi

Mais s'il existe un individu ou un groupe de plusieurs individus, mais en nombre insuffisant pour fournir l'effectif complet d'une cité, qui possèdent une vertu à ce point supérieure qu'elle soit sans commune mesure avec la vertu de tous les autres réunis, et que la capacité politique de ceux-ci ne puisse être comparée à celle de ceux-là, s'ils sont plusieurs, ou de celui-là, s'il s'agit d'un seul individu, alors il ne faut plus considérer de tels gens comme une partie d'une cité. Car on serait injuste à leur égard en les considérant comme égaux aux autres tant ils sont inégaux [10] par la vertu et la capacité politique ; car un tel homme est sans doute comme un dieu parmi des hommes. D'où il appert aussi que la législation ne concerne nécessairement que les égaux à la fois par la naissance et la capacité, mais pour des gens comme ceux dont on vient de parler, il n'y a pas de loi, car ils sont eux-mêmes une loi (Politiques, 1284 a 4).

Vertu, Loi

Hannah Arendt - La perte de la réalité de l'expérience et de la distinction du bien et du mal permet la domination totalitaire

De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l'autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu'avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d'expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n'est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c'est-à-dire la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (c'est-à-dire les normes de la pensée) n'existent plus.

(Les origines du totalitarisme, chap. XIII, Idéologie et terreur)

Création de soi, Nature humaine, Puissance, Donné (le)

Joseph Ratzinger - L'amitié avec le Christ nous ouvre à tout ce qui est bon et nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité

En quoi consiste le fait d'être des enfants dans la foi ? Saint Paul répond : "Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de la doctrine" (Ep 4, 14). Une description très actuelle !

Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d'un extrême à l'autre : du marxisme au libéralisme, jusqu'au libertinisme ; du collectivisme à l'individualisme radical ; de l'athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l'agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l'imposture des hommes, de l'astuce qui tend à les induire en erreur (cf. Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l'Eglise, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c'est-à-dire se laisser entraîner "à tout vent de la doctrine", apparaît comme l'unique attitude à la hauteur de l'époque actuelle. L'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.

Nous possédons, en revanche, une autre mesure : le Fils de Dieu, l'homme véritable. C'est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi "adulte" ne suit pas les courants de la mode et des dernières nouveautés ; une foi adulte et mûre est une foi profondément enracinée dans l'amitié avec le Christ. C'est cette amitié qui nous ouvre à tout ce qui est bon et qui nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité. Cette foi adulte doit mûrir en nous, c'est vers cette foi que nous devons guider le troupeau du Christ. Et c'est cette foi, - cette foi seule - qui crée l'unité et qui se réalise dans la charité. Saint Paul nous offre à ce propos - en contraste avec les tribulations incessantes de ceux qui sont comme des enfants ballotés par les flots - une belle parole : faire la vérité dans la charité, comme formule fondamentale de l'existence chrétienne. Dans le Christ, vérité et charité se retrouvent. Dans la mesure où nous nous rapprochons du Christ, la vérité et la charité se confondent aussi dans notre vie. La charité sans vérité serait aveugle ; la vérité sans charité serait comme "cymbale qui retentit" (1 Co 13, 1).

(Extrait de l'homélie de la messe pour l'élection du pontife romain, 18 avril 2005 : https://www.vatican.va/gpII/documents/homily-pro-eligendo-pontifice_20050418_fr.html)


1. -- D'où l'importance del a vie contemplative dans l'Eglise.

Vérité, Foi, Charité, Amitié, Relativisme, Discernement, Doctrine, Ego, Amitié (avec le Christ), Maturité, Infantilité

Hans Urs Von Balthasar - Dans toute l’histoire universelle, il n’y a rien d’analogue à Jésus Christ

Je crois qu’il faut qu’on confronte les gens à l’Évangile dans sa totalité, au Christ intégral et non pas seulement à un charisme qu’on choisit. Il n’y a pas d’autre réponse aux questions essentielles des hommes. Nous nous retrouvons toujours au même point : les hommes doivent reconnaître le caractère de l’Evangile incomparable à tout ce qu’ils peuvent rencontrer d’autre au monde. Dans toute l’histoire universelle, il n’y a rien d’analogue à Jésus Christ, et il n’y aura jamais rien de tel : un homme qui sans arrogance parle et agit avec l’autorité de Dieu : « On vous a dit, mais moi je vous dis. » Ce moi a le poids de la voix de YHWH. Et il ne s’agit pas de simples paroles. Toute l’existence de Jésus, sa vie de travailleur, son message, sa mort, sa résurrection : tout en lui est une interprétation de Dieu. Si l’on cherche à décortiquer tout Jésus pour extraire un « Jésus de l’histoire », on ne comprend plus rien, de même que les disciples avant la Passion (et la Transfiguration) n’ont rien compris.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 62

Jésus, Dieu, Christ, Autorité, Figure historique, Charisme

Hans Urs Von Balthasar - La foi vécue est ce qui rend crédible, même sans qu’il y ait besoin de prêcher cette foi.

Même si nous ne pouvons pas imposer une éthique spécifiquement chrétienne aux non-chrétiens, nous devons néanmoins leur montrer qu’une existence dans ces normes est humai­nement crédible. La foi vécue est ce qui rend crédible, même sans qu’il y ait besoin de prêcher cette foi.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 61

Foi, Ethique chrétienne, Témoin

Hans Urs Von Balthasar - La machine qui devait libérer l'homme la lui a finalement volée

Nous baignons dans une forme de culture que l’on ferait mieux d’appeler culture technique à son stade terminal, dans laquelle l’homme court le danger d’être dominé par la machine qu’il a créée puis déshumanisée, dans la mesure où la machine par laquelle il espérait parvenir à la liberté lui vole précisément sa liberté.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p.57

Culture, Technique, Liberté

Jean Chrysostome - Ce mot de pauvres dit beaucoup plus que celui d'humbles

 

Mais pourquoi Jésus-Christ ne dit-il pas bienheureux les humbles d'esprit, mais "bienheureux les pauvres d'esprit" ? C'est parce que ce mot de pauvres, dit beaucoup plus que celui d'humbles.

Commentaire sur l’évangile de saint Matthieu, Homélie XV., Jeannin T7/112/-4

 jean chrysostome sur la différence humilité pauvreté

Commentaire sur l’évangile de saint Matthieu, Homélie XV., PG 57, 224/1/-6

 

Pauvreté, Humilité

Camille Kouchner - Le divorce est une liberté

Paula, la mère, était une femme magnifique. Elle ressemblait à Marilyn Monroe, icône familiale. Elle était son portrait. Sa photo en robe blanche à côté de celle de l’actrice. Incroyable ressemblance. Incroyable mise en scène, surtout. Au sujet de sa mère, Évelyne était intarissable.

« Paula était une femme libre. Imagine ! Dans les années 50, elle a découvert Beauvoir quand elle se traînait un mari conservateur. Mon père était ultra autoritaire. Ma mère l’a quitté une fois, a trouvé qu’elle avait mal divorcé, l’a ré-épousé et a, à nouveau, divorcé. Beaucoup mieux, cette fois-ci. »

Lorsqu’elle me racontait ma grand-mère, ma mère soulignait ses idéaux :

« À la fin des années 50, Paula a fait exploser les conventions bourgeoises. Elles lui garantissaient pourtant confort et renommée. Ma mère a fui son mariage ; elle ne supportait plus les conneries de son mari, et, avec elles, la société calédonienne, qui n’entendait rien au deuxième sexe. Elle est partie au nom de la liberté, de la liberté des femmes. Elle a eu cette énergie, cette détermination, celle de ne pas attendre d’être désirée, celle aussi qui défait la famille institutionnalisée. J’étais si contente au deuxième divorce ! Débarrassée de mon père ! » (chap. 3)

(...)

Inutile de chercher le soutien de ma grand-mère, en effet. Je me souviens encore de sa colère quand, en balade rue de Vaugirard, Victor a évoqué les difficultés de la séparation :

« Rentrez seuls, vous êtes assez grands ! »

À peine 6 ans, et Paula nous plantait sur le trottoir. Chacun sa liberté. Petits Poucets. À la maison, ma mère nous attendait, pour la première fois très énervée. Nous étions si cruels de nous être plaints.

« Pas question d’avoir des enfants idiots, des enfants caricatures. Le divorce est une liberté. »

Ce divorce, son divorce, était un droit acquis de haute lutte par les femmes. Nous piétinions le parcours des aventurières, le courage de ma mère et celui de ma grand-mère. Elle, si vaillante d’avoir arraché ma mère à son fasciste de père. Ma mère, ma grand-mère étaient en droit de nous en vouloir, nous devions le savoir. (chap. 4)

 

(Camille Kouchner, La Famillia Grande, 2021)

Liberté, Gauche, Divorce, Emancipation, Femme

Hans Urs Von Balthasar - L'Eglise est supra-historique, la manière de transmettre la foi peut évoluer mais pas son contenu

Je ne vois aucune situation historique de l’homme et de l’huma­ nité pour laquelle le témoignage que l’Église rend au Dieu qui a tant aimé le monde jusqu’à lui livrer son Fils Bien- Aimé, puisse être périmé. On a tendance à oublier que l’Église, tout en cheminant avec l’histoire du monde, est au plus intime d’elle-même, supra-historique car elle est ancrée dans le définitif, dans l’éternel. (...) L’Église peut dans des situations historiques particu­lières adopter un langage particulier, mais le contenu du message qu’elle annonce dépasse ces différences, car il est valable pour tous les temps. Le vocabulaire, la dis­position des catéchismes, les méthodes pour prêcher et enseigner la foi peuvent évoluer, mais pas le contenu.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, pp. 45-46

Foi (contenu de la), Histoire (sens de l')

Hans Urs Von Balthasar - Pourquoi la contemplation chrétienne se perd ?

Je dirai d’abord que [la contemplation chrétienne] est devenue plus difficile, car une grande partie de ce qui l’inspirait autrefois (par exemple de bons sermons), est devenue rare, tandis que beaucoup d’autres facteurs la contrarient. Et pourtant, il y a, en particulier chez les jeunes, une vraie faim de contemplation authentique. Mais elle ne peut que rarement la trouver dans sa pureté, sans une solide initiation en Église, dispensée par un maître expérimenté.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 35

Contemplation, Prière, Contemplation (perte de la), Sermon, Monde (au sens évangélique), Maître

Hans Urs Von Balthasar - Les méfaits de la communication de masse sur la vie intellectuelle, contemplative et ecclésiale

Je pense aux moyens de communication de masse.

On connaît leur pouvoir de séduction sur les jeunes qui, devant les images qui défilent, ne sont même plus capables de poser la question du sens de la vie. (...) Mais je vois un aspect encore plus préoccupant sur le plan chrétien, et je pourrais en donner de nombreux exemples : dans les presbytères, le prêtre s’assoit le soir devant sa télévision, qu’il ait dit son bréviaire ou non. C’est tout juste s’il ouvre encore un livre. Ce qui se passe aussi dans les cloîtres. Je connais des maisons où les novices restent jusqu’à minuit devant la boîte à images au lieu d’étudier. Et si l’on suit les émissions de télévision dans un Carmel, à quoi sert-il de maintenir une clôture ? On ne saurait calculer combien la prière pour l'Église et pour le monde se perd à cause des médias, de quels trésors Dieu est spolié, de quelle aide indispensable la chrétienté est privée. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux qui ont désappris l’authentique contemplation chrétienne doivent se remettre de leur nervosité psychologique sur un coussin zen. Il faut beaucoup d’ascèse, une ascèse humaine et chrétienne, pour faire un bon usage des médias, qui constituent quand même et du reste un bien en soi.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 34

Contemplation, Ascèse, Formation intellectuelle, Prière, Vie psychologique, Contemplation (perte de la)

Hans Urs Von Balthasar - Surnaturel était une simple redécou­verte d’un aspect important d’Augustin et de Thomas

  • Ce qui était alors, pour les professeurs de théologie les plus éminents, une nouveauté carrément hérétique

Henri de Lubac, qui enseignait à l’institut catholique de Lyon et malheureusement pas chez nous, demeurait le grand inspirateur: il faut dire que son Catholicisme, préparé pendant des années, consti­ tuait la première percée véritable vers une vision nouvelle de l’Eglise. (...) Le livre du père de Lubac était un recueil de passages inconnus tirés des Pères et de la grande théologie des Saints (en vérité une théologie des plus anciennes, qui ne pouvait paraître comme une « nouvelle théologie » qu’à quelques esprits attardés). Et quant à son Surnaturel, pour lequel il dut languir pendant des dizaines d’années dans les caves du Vatican, ce n’était rien de plus que la simple redécou­verte d’un aspect important d’Augustin et de Thomas, ce qui était alors, pour les professeurs de théologie les plus éminents, une nouveauté carrément hérétique (et qui l’est encore aujourd’hui aux yeux de quelques cardinaux), bien que les prétendues « nouveautés » du père de Lubac soient devenues aujourd’hui une évidence pour tout un chacun (et que certains en abusent d’une tout autre façon, qu'il n’aurait voulue).

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 22

Thomas d'Aquin (Saint), Saint Augustin, De Lubac (Henri)

Max Verstappen - S’adaptèrent au réel et non adapter le réel à soi

Je me contente de piloter la voiture le plus rapidement possible. Je ne suis pas là pour dire aux gars [les ingénieurs] de me donner plus parce que c’est comme ça que je l’aime. Je me contente de dire : ’concevez-moi la voiture la plus rapide et je conduirai en fonction de cela’. Les gens me demandent ’quel est votre style de pilotage ?’ Mon style de pilotage n’a rien de particulier. Je m’adapte à ce dont j’ai besoin pour que la voiture soit rapide. Pour moi, ce qui est très important, c’est d’être capable d’adapter son style de conduite à ce dont la voiture a besoin."
2023-08-31, Verstappen s'agace des 'commentaires à la con' de Wolffhttps://motorsport.nextgen-auto.com

Remarquable. Au lieu de vouloir à tout prix façonner l'outil à sa main, il demande le meilleur outil en soi, et affirme que s'il s'adapte au meilleur outil en soi, il deviendra le meilleur outil pour lui et sera plus efficace dans la réalité. Cela révèle une ouverture au réel beaucoup plus grande que ce à quoi nous invite le climat ambiant qui consiste à tout adapter au sujet, à tout transformer pour le sujet ... 

Idéalisme, Réalisme, Réel, Ouverture

Hans Urs Von Balthasar - Faire trouver le Christ ne passe pas par la transformation de structures d'Eglise

De sorte que la seule question que l’Église devrait se poser aujourd’hui est la suivante : à quoi devrais-je ressembler pour que les hommes puissent à travers moi trouver le vrai Christ ? La réponse ne réside évidemment pas dans la transformation de structures d’Église, dont on ne s’occupe malheureusement que trop, mais bien dans la manière dont l’Église peut devenir dans son existence une référence unique au Christ, ce qu’elle est déjà depuis sa fondation, et objectivement par sa constitution intérieure elle-même. Personne ne se convertira jamais au Christ parce qu’il y a un magistère, parce qu’il y a des sacrements, un clergé, un droit canon, des nonces aposto­liques, un gigantesque appareil d’Église. Mais tout au plus parce qu’on aura rencontré un catholique dont la vie et l’exemple auront fait apparaître à l’évidence que c’est précisément dans le domaine catholique que se trouve une manière, non : la manière crédible de suivre le Christ. Alors celui qui cherche le Christ s’accom­modera de l’Église. Le Concile a dit cela en deux endroits avec la plus grande clarté, ... etc.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, pp. 25-26

Eglise, Sequela Christi, Structure, Réforme, Annonce du Christ

Hans Urs Von Balthasar - Confusion peuple de Dieu / démocratie

Prenons encore la déformation du concept conciliaire de « peuple », traduit par « démocratie », ce qui entraîne la perte des racines christologiques de l’obéissance ecclésiale. Si la communio hierarchica des évêques, mais aussi celle de chaque chrétien, n’est pas comprise et vécue comme l’expression de la sequela Christi, tout est vain. Et, parallèlement, aucune conduite pastorale au sens catholique du terme n’est possible si elle a pour but non pas le Corps et l’Épouse du Christ, mais un peuple d’Église à la conscience démocratique.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p. 30

Obéissance, Peuple, Eglise, Démocratie, Sequela Christi, Pastorale

Bernard de Clairvaux - Un certain cantique, seule l’expérience nous l’enseigne

Mais il y a un cantique qui, par sa singulière dignité et douceur, surpasse à bon droit tous les cantiques que nous avons rappelés, et même tous les autres. Et je l’appellerai à juste titre le Cantique des Cantiques, parce que c’est lui qui est le fruit de tous les autres. Un tel cantique, seule « L'onction de l’Esprit nous l’apprend », seule l’expérience nous l’enseigne. Ceux qui en ont l’expérience, qu’ils le reconnaissent ; ceux qui n'ont pas cette expérience, qu’ils brûlent du désir, non tant de connaître que d’expérimenter. Ce n’est point un bruit sorti de la bouche, mais une jubilation du cœur, ni un son produit par les lèvres, mais un mouvement de joie ; un concert des volontés, non des voix (voluntatum, non vocum consonantia). « On ne l’entend pas au dehors », car il ne retentit pas en public. Seuls l’entendent celle qui le chante et celui pour qui il est chanté, c’est-à-dire l’Époux et l’épouse. C’est vraiment un chant nuptial, qui exprime les chastes et joyeuses étreintes des esprits, l’harmonie des mœurs, l’amour réciproque dans l’accord des sentiments.

(Sources Chrétiennes, n° 414, p. 77) 

Sed est canticum, quod sui singulari dignitate et suavitate cunctis merito quae memoravimus, et si qua sunt alia, antecellit : et iure hoc appellaverim «Canticum canticorum», quia ceterorum omnium ipsum est fructus. Istiusmodi canticum sola unctio docet, sola addiscit experientia. Experti recognoscant, inexperti inardescant desiderio, non tam cognoscendi quam experiendi. Non est strepitus oris, sed iubilus cordis; non sonus labiorum, sed motus gaudiorum; voluntatum, non vocum consonantia. Non auditur forisb, nec enim in publico personat : sola quae cantal audit, et cui cantatur, id est sponsus et sponsa. Est quippe nuptiale carmen, exprimens castos iucundosque complexes animorum, morum concordiam, affectuumque consentaneam ad alterutrum caritatem.

 

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Oraison, Expérience, Vie contemplative

Bernard de Clairvaux - EN COURS La raison naturelle ne peut tout connaître du contenu de la foi ou Abélard contre les Pères

LETTRE CLXXXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR DE ROME, SUR LE MÊME SUJET.

Saint Bernard les engage à avoir l’œil ouvert sur les erreurs d'Abélard.

A mes seigneurs et vénérables frères les évêques et cardinaux présents à la cour de Renne, le serviteur de leurs saintetés.

1. On ne saurait douter que c'est particulièrement à vous qu'il appartient d'arracher les scandales du royaume de Dieu, de couper les épines qui y poussent et d'étouffer les divisions qui y naissent ; car, en se retirant sur la montagne, Moïse (je parle de celui qui est venu dans l'eau et le sang, et non pas du Moïse qui ne vint que dans l'eau, lequel est moins grand due le nôtre, puisqu'il n'est pas venu dans le sang), Moïse a dit : « Je vous laisse Hur et Aaron, pour terminer les différends qui pourront surgir parmi vous (Exod., XXIV,14). » Pour nous, Hur et Aaron, c'est le zèle et l'autorité que l'Église de Rome exerce sur le peuple de Dieu ; aussi est-ce à elle que nous avons recours pour terminer nos disputes et pour empêcher qu'on ne porte atteinte à la foi et qu'on ne s'attaque à Jésus-Christ, qu'on n'insulte aux Pères et qu'on ne méprise leur autorité, qu'on ne scandalise notre siècle et qu'on ne nuise même aux siècles futurs. On méprise la foi des simples et l'on aspire à pénétrer les secrets de Dieu. On aborde avec audace les questions les plus ardues en riant des Pères de l'Église, qui croyaient plus sage de les laisser dormir que d'entreprendre de les résoudre. C'est ainsi que, malgré la défense de Dieu, on fait bouillir l'agneau pascal, ou bien on le mange tout cru à la manière des bêtes sauvages, et, au lieu de brûler ce qui en reste, on le foule indignement aux pieds (Exod., XII, 9). Voilà comment l'esprit humain veut étendre son domaine sur tout et ne laisse rien à la foi. Il aborde les choses qui sont au-dessus de sa portée et veut comprendre, ce qui passe ses lumières ; il fait irruption dans les choses de Dieu et les défigure sous prétexte de les expliquer ; il n'ouvre point la porte ou le sceau qui nous les cache, il les brise ; il traite de pur néant ce qu'il ne peut comprendre et refuse de le croire.

2. Prenez la peine de lire le livre qu'Abélard appelle sa Théologie, il est aisé de se le procurer, puisque l'auteur se vante que presque toute la cour de Rome l'a entre les mains, et vous verrez en quels termes il s'exprime sur la sainte Trinité, la génération du Fils, la procession du Saint-Esprit, et sur beaucoup d'autres points qu'il entend d'une manière aussi nouvelle que choquante pour les oreilles et les âmes orthodoxes. Lisez aussi ses Sentences et son Connais-toi toi-même, et vous verrez comme l'erreur et le sacrilège y pullulent (a) ; ce qu'il pense de l'âme de Jésus-Christ, de sa personne, de sa descente aux enfers et du sacrement de l’autel; du pouvoir de lier et de délier, du péché originel, de la concupiscence, du péché d'ignorance, de délectation et de faiblesse, de l'acte même du péché et de la volonté de pécher ; et si vous trouvez que je n'ai pas tort de m'en alarmer, partagez mes alarmes ; mais, pour le faire avec fruit, que votre sollicitude soit en rapport avec le rang que vous occupez, la dignité et le pouvoir que vous avez reçus. Faites descendre au fond des enfers ce téméraire qui ose diriger son vol au plus haut des cieux; confondez à l'éclat de la lumière par excellence les œuvres de ténèbres qu'il ose produire au jour. La condamnation publique de celui qui pèche publiquement ne peut manquer de réprimer les esprits audacieux qui font prendre également les ténèbres pour la lumière, qui dogmatisent jusque dans les carrefours sur les choses de Dieu et qui sèment dans leurs livres le poison de l'erreur qu'ils ont dans le cœur. Voilà comment vous réussirez à fermer la bouche aux impies.

a. Dans quelques éditions, on lit : « Et vous verrez quelles moissons de sacrilèges et d'erreurs y pullulent! » mais les manuscrits donnent notre version.

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1. -- Ce passage est invoqué dans le livre de Rémy Hebding (Pour comprendre la pensée de Luther, p. 40) pour rapprocher la figure de Bernard des positions de Luther. Ceci est fait sans mentionner le contexte dans lequel Bernard écrit, on ne dit pas que c'est une réaction contre Abélard.

2. -- D'autre part Bernard ne cherche pas à évincer la nécessité dela doctrine ... EN COURS

Foi, Raison, Foi / Raison, Abélard

Luther (sur) - Angoisse, jugement arbitraire de Dieu

Luther entre au couvent dans l’espoir d’apaiser son tourment spirituel, mais cela ne débouche pas sur un résultat positif. Son désir le plus intime ne trouve pas satisfaction : apaiser le Dieu terrible. Malgré ses prières et ses mortifications, l’inquiétude demeure plus que jamais. L’aspect tragique de son existence ne trouve pas d’issue. Au surplus, l’enseignement dispensé contribue à pousser une âme inquiète au désespoir. Sa formation au nominalisme occamien ne peut que le confirmer dans cette image d’un Dieu capricieux. Cette École dont le jeune moine a beaucoup lu les écrits – en particulier ceux de Gabriel Biel – enseigne qu’un acte humain n’a de valeur méritoire que si Dieu la lui accorde. Or, Dieu se distingue par une liberté souve­raine, par un bon plaisir despote et imprévisible. Voilà de quoi accroître l’inquiétude de celui dont la vie lui semble peu digne d’être prise en considération par un Dieu juge intraitable et exigeant. Cela mène Luther à porter sur son existence un regard peu favorable, en conformité avec le jugement de Dieu – ou, du moins, avec la représentation sans concession qu’il s’en fait. Les angoisses dont sa vie est marquée lui semblent être le signe patent de ce rejet divin.

Selon Guillaume d’Occam, l’homme a le pouvoir de surmonter le péché par sa volonté seule. Mais tout acte se trouve subordonné à l’appréciation de celui dont les intentions demeurent cachées à tout être humain. Rien n’existe pour le redresser s’il défaille. Ni la grâce ni la raison sont habilitées à intervenir dans cette appréciation des capacités humaines à se hisser au niveau de celui dont tout dépend. La justice divine ne communique pas les raisons de sa décision.

(Comprendre Luther, chap. 2, Je suis du parti d'Occam)

Bêtise, Intellectuel

Joseph Ratzinger - Herméneutique de la continuité vs herméneutique de la rupture

  • Pour une bonne herméneutique de la réforme

Le dernier événement de cette année sur lequel je voudrais m'arrêter en cette occasion est la célébration de la conclusion du Concile Vatican II, il y a quarante ans. Ce souvenir suscite la question suivante :

  • Quel a été le résultat du Concile ?
  • A-t-il été accueilli de la juste façon ?
  • Dans l'accueil du Concile, qu'est-ce qui a été positif, insuffisant ou erroné ?
  • Que reste-t-il encore à accomplir ?

Personne ne peut nier que, dans de vastes parties de l'Eglise, la réception du Concile s'est déroulée de manière plutôt difficile, même sans vouloir appliquer à ce qui s'est passé en ces années la description que le grand Docteur de l'Eglise, saint Basile, fait de la situation de l'Eglise après le Concile de Nicée : il la compare à une bataille navale dans l'obscurité de la tempête, disant entre autres : "Le cri rauque de ceux qui, en raison de la discorde, se dressent les uns contre les autres, les bavardages incompréhensibles, le bruit confus des clameurs ininterrompues a désormais rempli presque toute l'Eglise en faussant, par excès ou par défaut, la juste doctrine de la foi..." (De Spiritu Sancto, XXX, 77 ; PG 32, 213 A ; SCh 17bis, p. 524). Nous ne voulons pas précisément appliquer cette description dramatique à la situation de l'après-Concile, mais quelque chose de ce qui s'est produit s'y reflète toutefois.

La question suivante apparaît : pourquoi l'accueil du Concile, dans de grandes parties de l'Eglise, s'est-il jusqu'à présent déroulé de manière aussi difficile ? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou - comme nous le dirions aujourd'hui - de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d'application.

Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L'une a causé de la confusion, l'autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits.

  • D'un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler "herméneutique de la discontinuité et de la rupture" ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d'une partie de la théologie moderne.
  • D'autre part, il y a l'"herméneutique de la réforme", du renouveau dans la continuité de l'unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c'est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche.

[Herméneutique de la discontinuité]

L'herméneutique de la discontinuité risque de finir par une rupture entre Eglise préconciliaire et Eglise post-conciliaire. Celle-ci affirme que les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore la véritable expression de l'esprit du Concile. Ils seraient le résultat de compromis dans lesquels, pour atteindre l'unanimité, on a dû encore emporter avec soi et reconfirmer beaucoup de vieilles choses désormais inutiles. Ce n'est cependant pas dans ces compromis que se révélerait le véritable esprit du Concile, mais en revanche dans les élans vers la nouveauté qui apparaissent derrière les textes : seuls ceux-ci représenteraient le véritable esprit du Concile, et c'est à partir d'eux et conformément à eux qu'il faudrait aller de l'avant. Précisément parce que les textes ne refléteraient que de manière imparfaite le véritable esprit du Concile et sa nouveauté, il serait nécessaire d'aller courageusement au-delà des textes, en laissant place à la nouveauté dans laquelle s'exprimerait l'intention la plus profonde, bien qu'encore indistincte, du Concile. En un mot : il faudrait non pas suivre les textes du Concile, mais son esprit. De cette manière, évidemment, il est laissé une grande marge à la façon dont on peut alors définir cet esprit et on ouvre ainsi la porte à toutes les fantaisies. (...)

[Herméneutique de la réforme]

A l'herméneutique de la discontinuité s'oppose l'herméneutique de la réforme comme l'ont présentée tout d'abord le Pape Jean XXIII, dans son discours d'ouverture du Concile le 11 octobre 1962, puis le Pape Paul VI, dans son discours de conclusion du 7 décembre 1965. Je ne citerai ici que les célèbres paroles de Jean XXIII, dans lesquelles cette herméneutique est exprimée sans équivoque, lorsqu'il dit que le Concile "veut transmettre la doctrine de façon pure et intègre, sans atténuation ni déformation" et il poursuit : "Notre devoir ne consiste pas seulement à conserver ce trésor précieux, comme si nous nous préoccupions uniquement de l'antiquité, mais de nous consacrer avec une ferme volonté et sans peur à cette tâche, que notre époque exige... Il est nécessaire que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être fidèlement respectée, soit approfondie et présentée d'une façon qui corresponde aux exigences de notre temps. En effet, il faut faire une distinction entre

  • le dépôt de la foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérée doctrine,
  • et la façon dont celles-ci sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même  portée" (S. Oec. Conc. Vat. II Constitutiones Decreta Declarationes, 1974, pp. 863-865)

Source : https ://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2005/december/documents/hf_ben_xvi_spe_20051222_roman-curia.html

Vérité, Communication, Herméneutique, Herméneutique de la continuité, Herméneutique de la rupture, Concile Vatican II

Lucien Jerphagnon sur Duns Scot

Doctor subtilis : ce surnom, amplement mérité, (…) décourage une fois de plus l’exposé détaillé de ses thèses. Aujourd’hui encore, où son école poursuit sa carrière en milieu franciscain, les théories scotistes, par leur aspect quintessencié, ne laissent jamais le lecteur très sûr d’avoir compris.

(Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée D'Homère à Jeanne d'Arc, 2009, p. 490)

Duns Scot

Pie XII - La morale de situation et Thomas d'Aquin

Là où il n'y a pas de normes absolument obligatoires, indépendantes de toute circonstance ou éventualité, la situation « d'une fois » en son unicité requiert, il est vrai, un examen attentif pour décider quelles sont les normes à appliquer et en quelle manière. La morale catholique a toujours et abondamment traité ce problème de la formation de la propre conscience avec examen préalable des circonstances du cas à décider. Tout ce qu'elle enseigne offre une aide précieuse aux déterminations de conscience, tant théoriques que pratiques. Qu'il suffise de citer les exposés, non dépassés, de saint Thomas sur la vertu cardinale de prudence et les vertus qui s'y rattachent (Somme Théologique, II-II.q.47-57). Son traité montre un sens de l'activité personnelle et de l'actualité, qui contient tout ce qu'il y a de juste et de positif dans l' « éthique selon la situation », tout en évitant ses confusions et déviations. Il suffira donc au moraliste moderne de continuer dans la même ligne, s'il veut approfondir de nouveaux problèmes.

(Pie XII, Sur la morale de situation, 1954)

Thomas d'Aquin (Saint), Conscience, Prudence, Morale de situation, Situation

Servais Pinkaers - Les anciens ont dit bien des choses mieux que nous

... Au cours de ce travail de rénovation de la théologie morale, nous nous apercevrons souvent que nos pères avaient déjà dit bien des choses qui nous paraissent neuves, qu’ils les avaient exprimées mieux que nous ne pourrions le faire. Nous redécouvrirons alors le sens véritable des textes anciens que nous n’avons pas compris parce que leur mode de pensée et leur langage n’étaient pas les nôtres, du fait de leur appartenance à une culture que nous avons tendance à considérer comme morte. Mais si nous apprenons ce qu’on peut appeler la commune mesure de toute pensée chrétienne, sa dimension surnaturelle, nous pourrons percevoir le sens profond des textes chrétiens en saisissant, à partir des mots d’autrefois, la signification vivante que leur conféraient les anciens.

Dans cette perspective, il nous paraît que le modèle qui s’impose à la théologie morale est encore saint Thomas d’Aquin, et notamment sa Somme de Théologie. La puissante structure de cette œuvre, l’étonnante pénétration de ses analyses, la pureté de ses lignes, la solidité de scs assises la rendent plus accessible à l’esprit moderne que la théologie morale des siècles derniers, qu’une vue trop courte a souvent cantonnée dans les problèmes de détails de préférence aux thèses maîtresses garantissant la solidité de l’ensemble.

Mais il ne suffira pas de répéter la Somme, d’en gloser les textes. Les mots ne peuvent nous transmettre par eux-mêmes la réalité vivante qu’ils signifient. Les textes thomistes ne nous deviendront pleinement significatifs que si nous retrouvons personnellement, dans la foi, le Dieu qui inspira saint Thomas et que personne ne découvrira jamais à notre place.

(Le renouveau de la morale, Servais Pinkaers, Téqui, 1964, p. 25)

Thomas d'Aquin (Saint), Morale / éthique, Anciens (Les), Héritage

Joseph Ratzinger - Le prochain grand défi auquel l’Église sera confrontée est l’idéologie du genre

Dr. John Haas, théologien moral et ancien membre de l’Académie pontificale pour la vie, a révélé le 13 mai [2023] dans un discours de remise des diplômes donné au Christendom College qu’en 2014, le pape Benoît XVI, alors émérite, lui avait dit lors d’une conversation privée au Vatican que « le prochain grand défi auquel l’Église sera confrontée est l’idéologie du genre, et que ce sera alors l’ultime rébellion contre Dieu le Créateur ».

(Lire tout l'article traduit par Google ici.)

Dr. John Haas, a moral theologian and former member of the Pontifical Academy for Life, revealed in a May 13 commencement speech given at Christendom College that in 2014, then-retired Pope Benedict XVI told him in a private conversation in the Vatican that “the next great challenge the Church is going to face is gender ideology, and it will be the ultimate rebellion against God the Creator.”

(Source : Lifesitenews)

 

Dieu, Genre (idéologie du), Rébellion

Morgan Freeman : Comment faire disparaître le racisme ?

Laissons le mot de la fin à Morgan Freeman et à son délicieux timbre de voix qui, en 2005, répondait à un journaliste lui demandant comment se débarrasser du racisme : « Arrêtez d'en parler. Je vais vous demander d'arrêter de m'appeler un "homme noir" et je vais arrêter de vous appeler un “homme blanc". » 

(Le Figarao Magazine, 19 mai 2023, p. 63)

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Racisme

Gunter Steiner : Les américains veulent du divertissement constant

Le directeur de l’équipe Haas F1, Günther Steiner, estime que la Formule 1 faisait un "très bon travail" en apportant plus de divertissement aux fans assistant aux Grands Prix.

Beaucoup de personnes dans le paddock critiquent les animations marketing de plus en plus nombreuses autour d’un circuit et à Miami, certaines tribunes étaient même désertées pendant les séances d’essais, les qualifications ou la course, au profit de certaines activités. De plus, les pilotes se sont aussi plaints d’avoir des plannings surchargés avec des présences à assurer auprès des fans et sponsors.

Pour Steiner, Liberty Media, les propriétaires de la F1 se doivent d’améliorer le niveau de divertissement offert aux fans pour assister aux Grands Prix, en particulier aux États-Unis.

"Oui, le divertissement en F1 s’est beaucoup accru par rapport au bon vieux temps. Auparavant, nous faisions des courses à l’emporte-pièce. On faisait une course, on passait à la suivante. Nous ne faisions rien autour de cela - nous courions pour le fan de sport automobile. Par conséquent, je pense que c’est aussi pour ça que notre sport - avant l’arrivée de Liberty Media - n’a pas réussi aux États-Unis."

"Je suis allé aux États-Unis plusieurs fois mais j’ai mieux compris ce pays quand j’ai déménagé ici, parce que je ne le comprenais pas avant. Il faut vivre ici pour comprendre. Les gens veulent des divertissements constants, pas seulement s’asseoir dans une tribune."

"Il y a aussi d’autres choses qui se passent – des concerts organisés, des lieux de divertissement autour du paddock. Si vous avez des enfants avec vous, vous voulez les divertir - ne pas rester assis dans une tribune ou sur une colline, en attendant les deux heures de roulage qu’on produit chaque jour."

"Je pense donc que la F1 fait du très bon travail."

Divertissement

Jean de la Croix - Vive flamme d'amour (poème)

 

Original espagnol Très belle traduction ancienne du
p. Cyprien de la Nativité de la Vierge (1605-1680)
Traduction de
mère Marie du saint sacrement,
1990

¡Oh llama de amor viva,
que tiernamente hieres
de mi alma en el más profundo centro!
pues ya no eres esquiva,
acaba ya si quieres;
rompe la tela de este dulce encuentro.

¡Oh cauterio suave!
¡Oh regalada llaga!
¡Oh mano blanda! ¡Oh toque delicado,
que a vida eterna sabe1
y toda deuda paga!,
matando muerte en vida la has trocado.

¡Oh lámparas de fuego
en cuyos resplandores
las profundas cavernas del sentido
que estaba oscuro y ciego
con extraños primores
calor y luz dan junto a su querido!

¡Cuán manso y amoroso
recuerdas en mi seno
donde secretamente solo moras
y en tu aspirar sabroso
de bien y gloria lleno
cuán delicadamente me enamoras!

O flamme vive d'amour
Qui navres avec tendresse
De mon âme le centre le plus secret,
N'ayant plus nulle rigueur, 
Achève si tu le veux, 
Brise la toile de ce rencontre heureux.

O cautère délectable, 
O caressante blessure, 
O flatteuse main, ô touche délicate
Qui sens la vie éternelle
Et qui payes toute dette,
En tuant, de la mort tu as fait la vie.

O flambeaux de feu, ô vous
Dans les splendeurs éclatantes
De qui, les profondes cavernes du sens
Obscur jadis et aveugle,
En d'étranges excellences
Chaleur et lumière donnent à l'Ami.

Combien doux et amoureux
T'éveilles-tu dans mon sein
Où dans le secret tu fais seul ton séjour.
En ton souffle savoureux
Riche de gloire et de bien
Combien délicatement tu m'énamoures !

O flamme d'amour, vive flamme,
Qui me blesses si tendrement
Au plus profond centre de l’âme !
Tu n'es plus amère à présent,
Achève donc, si tu le veux ;
Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !

O cautère vraiment suave !
O plaie toute délicieuse !
O douce main ! touche légère,
Qui a le goût d'éternité.
Par toi toute dette est payée !
Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.

O lampes de feu très ardent,
Au sein de vos vives splendeurs
Mon sens avec ses profondeurs.
Auparavant aveugle et sombre,
En singulière excellence
Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé !

Et combien doux et combien tendre
Tu te réveilles dans mon sein,
Où seul en secret tu demeures !
Par ta douce spiration.
Pleine de richesse et de gloire.
Combien suavement tu m'enivres d'amour.

 ---

1. Litt. : "qui de la vie éternelle a le goût".

Amour, Charité, Amitié, Dieu, Amour de Dieu, Mystique, Union mystique

Hergé - Le contrôle de l'imaginaire

Comment se comportait le petit Georges Remi ?
François Rivière - C’était un garçon tendre et émotif. Son tempérament l’a amené à contenir ses émotions, y compris dans son travail de dessinateur.
Benoît Mouchart - C'est peut-être l'un des secrets de la « ligne claire ». Hergé a imprimé à son dessin la volonté de ne pas « déborder » : le trait vise à cerner le réel, les personnages, les objets, les véhicules, les paysages, la faune, la flore. Si l’on voulait résumer à grands traits, il existe deux types d’artistes : les impulsifs qui ouvrent les veines de leur inconscient sans aucune limite ; et ceux qui au contraire jugulent, maîtrisent, ou tentent de contrôler leur imaginaire. Hergé se range de ce côté-là. Il impose une modélisation du monde très rassurante pour un enfant...

(Le Figaro, 19 mars 2023)

 

Passions, Instinct, Imaginaire, Impulsivité, Maîtrise de soi

Joseph Ratzinger - Le vrai problème de l'humanité : Dieu disparaît de l'horizon des hommes

  • A l'extérieur comme à l'intérieur de l'Eglise

La première priorité pour le Successeur de Pierre a été fixée sans équivoque par le Seigneur au Cénacle : « Toi… affermis tes frères » (Lc 22, 32). Pierre lui-même a formulé de façon nouvelle cette priorité dans sa première Lettre : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous » (1 P 3, 15). À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu qui a parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ crucifié et ressuscité. En ce moment de notre histoire, le vrai problème est que Dieu disparaît de l’horizon des hommes et que tandis que s’éteint la lumière provenant de Dieu, l’humanité manque d’orientation, et les effets destructeurs s’en manifestent toujours plus en son sein.

Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la Bible: c’est la priorité suprême et fondamentale de l’Église et du Successeur de Pierre aujourd’hui. (...)

Durant les jours où il m’est venu à l’esprit d’écrire cette lettre, (...) j’ai dû interpréter et commenter le passage de Ga 5, 13-15. 

"Que cette liberté ne soit pas un prétexte pour satisfaire votre égoïsme; au contraire mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. Car toute la Loi atteint sa perfection dans un seul commandement, et le voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres !

J’ai toujours été porté à considérer cette phrase comme une des exagérations rhétoriques qui parfois se trouvent chez saint Paul. Sous certains aspects, il peut en être ainsi. Mais malheureusement ce "mordre et dévorer" existe aussi aujourd’hui dans l’Église comme expression d’une liberté mal interprétée. Est-ce une surprise que nous aussi nous ne soyons pas meilleurs que les Galates ? Que tout au moins nous soyons menacés par les mêmes tentations ? Que nous devions toujours apprendre de nouveau le juste usage de la liberté ? Et que toujours de nouveau nous devions apprendre la priorité suprême : l’amour ? Le jour où j’en ai parlé au grand Séminaire, à Rome, on célébrait la fête de la Vierge de la Confiance. De fait : Marie nous enseigne la confiance. Elle nous conduit à son Fils, auquel nous pouvons tous nous fier. Il nous guidera – même en des temps agités. Je voudrais ainsi remercier de tout cœur tous ces nombreux Évêques, qui en cette période m’ont donné des signes émouvants de confiance et d’affection et surtout m’ont assuré de leur prière. Ce remerciement vaut aussi pour tous les fidèles qui ces jours-ci m’ont donné un témoignage de leur fidélité immuable envers le Successeur de saint Pierre. Que le Seigneur nous protège tous et nous conduise sur le chemin de la paix ! C’est un souhait qui jaillit spontanément du cœur en ce début du Carême, qui est un temps liturgique particulièrement favorable à la purification intérieure et qui nous invite tous à regarder avec une espérance renouvelée vers l’objectif lumineux de Pâques.

(En 2009 : https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/letters/2009/documents/hf_ben-xvi_let_20090310_remissione-scomunica.html)

Charité, Dieu, Unité, Destruction, Histoire, Eglise

Sur Duns Scot : Quid de l'influence du scotisme ?

Il convient de rester conscient du fait que derrière l’appellation « scotisme », ce sont en réalité tous les débats du tournant du XIIIe au XIVe siècle qui se cachent, et qu’en tirant le fil de Duns Scot, c’est une immense pelote d’auteurs médiévaux parfois oubliés au XVIIe que l’on risque de dérouler, et trouver en Henri de Gand, Guillaume d’Alnwick, Pierre Auriol, voire Pierre de Jean Olivi ou même Jacques d’Ascoli de nouveaux interlocuteurs. Aussi, analyser aujourd’hui les rapports entre, par exemple, Descartes, Malebranche ou Arnauld avec la scolastique ne doit assurément plus se faire, comme à l’époque d’Étienne Gilson, avec un vague « thomisme ». Mais ce serait une erreur tout aussi funeste de les comparer sans autre forme de procès avec les thèses de Duns Scot lui-même et de conclure rapidement à un hypothétique « omni-scotisme ». C’est la diffusion de thèses individuelles, héritées des controverses de la première grande scolastique des XIIIe et XIVe, médiées par des voies diverses et des milieux scolaires multiples, qu’il convient d’analyser, afin d’éviter que le dialogue philosophique ainsi suscité entre les grandes figures de l’esprit par-delà les siècles ne soit artificiel. En histoire de la philosophie, il convient d’être radicalement empiriste : en suivant une thèse à la trace, dans les reprises, déplacements ou réfutations qu’elle subit école par école, folio par folio, ce qui reste le seul moyen de conjurer efficacement le caractère un peu magique de tous les discours sur l’ « influence ».

Jacob Schmutz, L'héritage des subtils cartographie du scotisme de l'âge classique, Dans Les Études philosophiques 2002/1 (n° 60), pp. 74-75

Duns Scot, Histoire de la philosophie, Scotisme

Sur Duns Scot : Loi naturelle - dispenses

So, for example, there is the possibility of dispensation from the indissolubility of marriage if otherwise there is the danger that the displeasure of the spouses might end in murder. (cf. Ord. 4, d. 33, q. 3, n. 9.)

Ainsi, par exemple, il y a la possibilité de dispense de l'indissolubilité du mariage s'il existe autrement le danger que le mécontentement des époux se termine par un meurtre.

Thomas Williams, The Cambridge Companion to Duns Scot, p. 319/2

Toutes les défenses qui sont inscrites sur la seconde table de la loi de Moïse, — tu ne tueras point, tu ne prendras pas la femme de ton voisin, tu ne voleras point, — sont, comme le mensonge, des lois positives librement édictées par Dieu. Les actes qu'elles interdisent n'ont en eux-mêmes aucun caractère immoral ou moral, ils deviennent immoraux uniquement à cause de la volonté divine. Or un législateur a toujours le droit de supprimer la loi qu'il a portée et d'en promulguer une autre à la place (III, d. 31. n. 12 ; VII, 673). C'est ce que Dieu a fait, à Abraham il ordonna de tuer Isaac, à Osée d'avoir des fils d'une prostituée, aux Israélites d'emporter les biens des Égyptiens.

Bernard Landry, La philosophie de Duns Scot, 1922, p. 255

Sur le thème des dispenses à la loi naturelle, voir aussi :

  • Dominique Foyer (2017, p. 72 : "Par exemple, le vol (l’or des Égyptiens), le meurtre (le sacrifice d’Isaac), l’adultère (Osée et la prostituée)"),
  • Christophe Cervellon (vocabulaire)
  • Thomas Williams, The Cambridge Companion to Duns Scotus

Loi naturelle, Commandements (Les dix), Arbitraire, Dispense

Saint Augustin, lorsque le débat est clos

La cause est entendue ; que l'erreur, à terme, prenne fin.

Causa finita est : utinam aliquando finiatur error.

(Saint Augustin, Psaume 131, in Oeuvres complètes, T. 17, 1872, p. 301a)

Ce passage a donné naissance à l'adage : Roma locuta, causa finita : Rome a parlé, le débat est clos.

Vérité, Autorité

Catherine Nay - Le progressisme auto-déterminant des jeunes révoltés de 2022

[Le] progressisme [des jeunes révoltés de 2022] s’investit dans la négation du déterminisme biologique qu’ils assimilent au mal. Naître garçon ou fille est une assignation sexuelle arbitraire, une construction sociale, un obstacle majeur à l’épanouissement dont il faut vite s’extraire, selon eux. En changeant de sexe, de prénom, on s’autoengendre, on s’autodétermine… C’est l’accès à la liberté suprême !

Catherine Nay, Caroline Eliacheff, les enfants d’abord, Le Journal du Dimanche, 31 décembre 2022

Vous serez comme des dieux. "Comme" est bien commenté par Thomas, nous savons que nous ne pouvons être Dieu, mais nous essayons de faire comme lui.

Nature, Déterminisme, Progressisme, Transgenrisme, Autodétermination

Joseph Ratzinger - La vraie pauvreté dans souffre les hommes

Je soutiens l’Aide à l’Église en Détresse, parce que je sais qu’elle rend vraiment service à la foi. Beaucoup de gens pensent qu’il est suffisant de soutenir les causes qui sont sociales au sens strict, et que ce que chacun croit doit être laissé à la discrétion de chaque individu. Mais, en réalité, rien n’est plus important que d’amener les hommes à Dieu, de les aider à trouver le Christ, car ce n’est qu’alors que s’éveillent les forces de la foi, qui sont la forme décisive de l’énergie pour l’histoire du monde. L’Aide à l’Église en Détresse est là pour répondre au besoin de foi, et fait ainsi ce dont notre monde a le plus besoin.

(En 2002 : https://aed-france.org/laed-pleure-la-mort-du-pape-emerite-benoit-xvi/)

Foi, Pauvreté, Histoire, Justice sociale, Christ

Spinoza - La chose est bonne parce que nous la désirons

  • Le sujet par son désir fait ce qui est bon.

Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons  et désirons.

Ethique, III, Prop. 9, Scolie.

Idéalisme, Bien, Sujet, Platonisme

Raymond Aron, les intellectuels voient quelque fois difficilement l'évidence

Albert Duroy

Comment expliquez-vous que de grands intellectuels, des hommes qui étaient réputés pour leur compréhension des choses du temps, se sont laissé mystifiés par le mythe soviétique, et surtout par le stalinisme, pendant si longtemps.

Raymond Aron

(...)

Vous me posez une question que je me suis posée à moi-même pendant si longtemps : est-il si difficile pour des grands intellectuels d'accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag, ce n'est pas la démocratie ?

(Raymond Aron, https://www.youtube.com/watch?v=JXSOlsb0V50)

Vérité, Sarte, Intellectuel, Mystification, Aveuglement

Michel Onfray - Même dans de bonnes conditions nous ne serions pas plus sages

Il est parfaitement faux de se dire que nous travaillerions plus, que nous ferions un meilleur usage de notre temps si nous en avions plus !  Nous pouvons être optimistes en nous disant que nous allons de plus en plus nous cultiver. Mais beaucoup de gens, déjà, ne passent pas leur temps à se cultiver, voire cessent de se cultiver une fois leur diplôme obtenu et leur contrat de travail signé. Professeur pendant vingt ans, je me suis retrouvé avec de jeunes enseignants qui, après avoir été titularisés, se sont arrêtés de lire. Ces profs ne se sont pas dit qu’ils allaient pouvoir progresser et lire des auteurs qu’ils n’avaient pas lus.

(Michel Onfray, Le Figaro Magazine, 14 oct. 2022, p. 36)

Conditionnement, Bêtise, Sagesse

Joseph Ratzinger - A propos du volontarisme, quand B. XVI rattrape Duns Scot par les bretelles !

Enfin, Duns Scot a développé un point à l’égard duquel la modernité est très sensible. Il s’agit du thème de la liberté et de son rapport avec la volonté et avec l’intellect. Notre auteur souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté, en commençant par un raisonnement qui valorise le plus la volonté. Malheureusement, chez des auteurs qui ont suivi le notre, cette ligne de pensée se développa dans un volontarisme en opposition avec ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste. Pour saint Thomas d’Aquin, qui suit saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect. Une idée de la liberté innée et absolue — comme justement elle évolue après Duns Scot — située dans la volonté qui précède l’intellect, que ce soit en Dieu ou dans l’homme, risque en effet de conduire à l’idée d’un Dieu qui ne ne serait même pas lié à la vérité et au bien. Le désir de sauver la transcendance absolue et la différence de Dieu par une accentuation aussi radicale et impénétrable de sa volonté ne tient pas compte du fait que le Dieu qui s’est révélé en Christ est le Dieu «logos», qui a agi et qui agit rempli d’amour envers nous. Assurément, comme l’affirme Duns Scot dans le sillage de la théologie franciscaine, l’amour dépasse la connaissance et est toujours en mesure de percevoir davantage que la pensée, mais c’est toujours l’amour du Dieu « logos » (cf. Benoît XVI,Discours à Ratisbonne, Insegnamenti di Benedetto XVI, II [2006], p. 261; cf. ORLF n. 38du 19 septembre 2006). Dans l’homme aussi, l’idée de liberté absolue, située dans sa volonté, en oubliant le lien avec la vérité, ignore que la liberté elle-même doit être libérée des limites qui lui viennent du péché. De toute façon, la vision scotiste ne tombe pas dans ces extrêmes: pour Duns Scot un acte libre découle du concours d'un intellect et d'une volonté et s'il parle d'un « primat » de la volonté, il l'argumente exactement parce que la volonté suit toujours l'intellect.

[Le problème est là : pour Duns Scot la volonté ne suit pas réellement ce que lui apporte l'intellect (la connaissance de l'objet), cette connaissance ne sert que d'occasion, on pourrait parler d'occasionalisme. D.S. dit que volonté et intellect concourent à l'acte mais pas de manière égale, la volonté prime ; en effet, sans un objet particulier l'acte serait toujours le même, etc. Le bien connu ne détermine pas. Il n'y a pas au sens strict de rapport à la vérité de l'objet. L'acte est gouverné par l'affectio justiciae qui garantit la bonté de l'acte (comme Dieu garantit la vérité des idées chez Descartes).]

En m’adressant aux séminaristes romains — l’année dernière — je rappelais que « la liberté, à toutes les époques, a été le grand rêve de l’humanité, mais en particulier à l’époque moderne » (Discours au séminaire pontifical romain, 20 février 2009). Mais c’est précisément l’histoire moderne, outre notre expérience quotidienne, qui nous enseigne que la liberté n’est authentique et n’aide à la construction d’une civilisation vraiment humaine que lorsqu’elle est vraiment réconciliée avec la vérité. Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix, qu’il appelle potentia oboedientialis: quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

Benoît XVI aborde cette partie 3ème et dernière partie de son discours différemment. Sa défense de Duns Scot pour le distinguer des auteurs qui s'inspireront de lui peut aussi se lire comme une correction implicite de Duns Scot. Car Duns Scot est clairement volontariste, pas de manière aussi caricaturale que l'ont été Henri de Gand et P. de J. Olivi, mais volontariste quand même. Il affirme clairement d'autre part que Dieu aurait pu créer autrement qu'il ne l'a fait (ce que reprendront et Luther et Descartes). Cette affirmation conduira, de fait, au scepticisme que dénonce B.XVI., mais également à l'existentialisme sartrien d'une liberté créatrice toute puissante détachée de tout rapport à la vérité (Michel Foucauld et consorts). Benoît XVI tient donc une position très habile et très respectueuse des autres qualités de D.S. Il n'en reste pas moins qu'il le corrige "fraternellement" et il le fait avec la responsabilité de sa charge. A quel point est-il conscient de sa pirouette ? Difficile à dire mais gardons à l'esprit la dimension espiègle du personnage (cf. surprise de Peter Seewald à ce sujet). L'expression "de toute façon, la vision de Duns Scot ne tombe pas dans ..." résonne comme une défense à contre-courant. En 2006 aussi Benoît XVI avait très précisément corrigé les courants issus de Duns Scot tout en tentant de préserver notre auteur.

Vérité, Liberté, Luther, Duns Scot, Descartes, Volontarisme

Bernanos - La technique est a-morale mais peut tuer toute vie intérieure

Chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !

Lorsque j’écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu’ils auraient sans doute agi de la même manière s’ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l’avenir. L’objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu’on met en cause la Machinerie, c’est que son avènement marque un stade de l’évolution naturelle de l’Humanité ! Mon Dieu, oui, je l’avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la Machinerie n’oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. (Bernanos, La France contre les robots, pp. 121-123, Bibliothèque numérique romande)

Technique, Liberté, Contemplation, Efficacité / Efficience, Vie intérieure

Tchernychevski, le mouvement, la réalité, la vie, le travail

Bientôt, Vera a un deuxième songe, nouvelle allégorie de la Révolution, dans lequel Alexandre Kirsanov explique que

« le mouvement est la réalité, parce que le mouvement c’est la vie, et réalité et vie ne font qu’un. Mais la vie a pour élément moteur le travail, c’est pourquoi le principal élément de la réalité est le travail, et le plus sûr indice de la réalité est l’efficacité. […] L’absence de mouvement est absence de travail, parce que le travail est, anthropo-logiquement analysé, la forme fondamentale du mouvement qui donne base et contenu à toutes les autres formes ». (Que faire ?, 1863)

Une présentation de la dialectique, du matérialisme et du prolétariat qui préparait, chez Vladimir, le chemin à l’adoption du marxisme.

(Stéphane Courtois, Lénine, l'inventeur du totalitarisme, 2017, chap. 3 : Tchernychevski et la matrice de la régénération révolutionnaire.)

Lénine connaissait par coeur ce roman qui avait d'abord inspiré son frère Alexandre.

Mouvement, Efficacité / Efficience, Réalité, Lénine, Vie, Travail

Alexis de Tocqueville, déterminisme et liberté dans l'homme et dans les peuples

« Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du sol ou du climat. Ce sont là de fausses et lâches doctrines qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples. »

De la democratie en amerique, Oeuvres complètes - tome I, volume 2, Gallimard, 1961, p. 339

Liberté, Déterminisme

Raymond Aron, la liberté selon Sartre tend à la violence

Une autre particularité de l'ontologie sartrienne accentue le goût, sinon le culte de la violence : la radicale séparation des instants. La conscience demeure libre par rapport à ce qu'elle fut tout autant que par rapport à ce qui est. De là le rôle du serment, moyen pour ainsi dire magique, pour interdire à sa propre liberté de trahir demain sa décision d'aujourd'hui. Ulysse se fit attacher au mât de son vaisseau pour ne pas céder au charme des sirènes. Le militant, qui jure de servir la cause et d'obéir, accepte ou pour mieux dire enjoint à ses compagnons de le châtier s'il manque à son serment. La fraternité des combattants de l'ombre ne se sépare pas de la terreur que tous exercent sur chacun et chacun sur tous. 
Mise en théorie de la pratique des mouvements de résistance ? Oui, bien sûr, mais surtout interprétation sartrienne de la pratique des révolutionnaires (ou des clandestins) à la lumière de la liberté, à chaque instant neuve, à chaque instant responsable totalement d'elle-même. « Sartre refuse d'admettre qu'il a une identité quelconque avec son passé (Simone de Beauvoir). »

(Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, pp. 760-761

Liberté, Sarte, Violence

Raymond Aron, Marx est un économiste passionnant et sophiste maudit

Les spécialistes connaissent un économiste, nommé Marx, autrement riche, subtil, intéressant que l'auteur du seul Capital. Mais le Marx utile, si je puis dire, celui qui a changé peut-être l'histoire du monde, est celui qui a répandu les idées fausses ; le taux de plus-value qu'il suggère donne à penser que la nationalisation des moyens de production permet de récupérer pour les travailleurs des quantités énormes de valeur, accaparées par les détenteurs des moyens de production ; le socialisme ou, tout au moins, le communisme élimine la catégorie de « l'économique » et la « science sordide » elle-même. En tant qu'économiste, Marx reste peut-être le plus riche, le plus passionnant de son temps. En tant qu'économiste-prophète, en tant qu'ancêtre putatif du marxisme-léninisme, il est un sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du xxe siècle. (Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 977

Marx

Raymond Aron, le marxisme-léninisme est une superstition

Le marxisme-léninisme mérite d'être qualifié [de] superstition au sens plein du mot. Les dogmes des religions de salut échappent à la réfutation, parce qu'ils affirment des réalités ou des vérités qui, par essence, sont inaccessibles aux enquêtes menées selon les règles de la connaissance rationnelle. En revanche, le dogmatisme, qui prétend à une vérité ultime en une matière qui ressortit à la recherche scientifique, tombe sous le coup de la critique. 

L'anticommunisme systématique que d'aucuns m'attribuent, je le professe sans mauvaise conscience. Le communisme ne m'est pas moins odieux que me l'était le nazisme. L'argument que j'employai plus d'une fois pour différencier le messianisme de la classe de celui de la race ne m'impressionne plus guère. L'apparent universalisme du premier est devenu, en dernière analyse, un trompe-l'œil. Une fois arrivé au pouvoir, il se mêle à un messianisme national ou impérial. Il sacralise les conflits ou les guerres, bien loin de sauvegarder, par-dessus les frontières, les liens fragiles d'une foi commune.

(Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 981

Foi, Marxisme-léninisme, Superstition, Religion

Marcel Gauchet

La grande ligne de partage se situe sur le terrain du rapport à l’extérieur : mondialisation, Europe, libre circulation des capitaux et des hommes, immigration. L’universitaire mal payé et le startupeur milliardaire se retrouveront sur l’idée de la société ouverte et le culte de la diversité, mais ils divergeront sur la circulation des capitaux. Le populisme populaire, si je puis dire, se définit par opposition avec le progressisme élitaire. Le peuple a beau être lui aussi émietté et divers, il partage un ensemble d’expériences vécues qui lui donnent un autre regard sur la mondialisation, sur l’Europe, sur l’immigration, sur l’état d’institutions comme l’école... Là où les uns voient une opportunité, les autres voient une menace. D’où le choc, la divergence radicale des opinions dans la France d’aujourd’hui. L’intensité de ce choc est aggravée par la surprenante incapacité des classes privilégiées d’en comprendre les ressorts. Pour autant, si la ligne de partage est relativement nette, il n’y a pas de « blocs » soudés de part et d’autre, tellement la diversité des situations est grande. (Causeur, 6 sept. 2022, p. 23)

Mondialisation, Somewhere / Anywhere

Raymond Aron et le marxisme-léninisme

Le marxisme devenu marxisme-léninisme n'intéresse aucun homme sérieux, disons aucun scholar. Pour reprendre une expression de mon ami Jon Elster : à quelles conditions peut-on être à la fois marxiste-léniniste, intelligent et honnête ? On peut être marxiste-léniniste et intelligent mais, en ce cas, on n'est pas honnête (intellectuellement). Il ne manque pas de marxistes-léninistes sincères, mais l'intelligence leur fait défaut. (Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 976

Marxisme-léninisme, Intelligence, Lénine, Sincérité, Honnêteté

Stéphane Courtois

Cet « homme nouveau », Tourgueniev l’affubla d’une épithète qui allait faire florès : « nihiliste » ! Le nihiliste est un homme « qui envisage tout d’un point de vue critique […], qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé55 ». Bazarov s’en expliquerait : « Nous agissons en vertu de ce que nous reconnaissons comme utile. À l’époque actuelle, ce qu’il y a de plus utile c’est la négation. Donc nous nions. […] Tout. » Et à l’objection « vous détruisez tout… mais il faut bien reconstruire aussi », le nihiliste rétorquait, imperturbable : « Cela n’est pas notre affaire… il faut d’abord déblayer le terrain. […] La condition actuelle du peuple l’exige. » (Lenine, L'inventeur du totalitarisme, Stéphane Courtois, Une enfance privilégiée dans une Russie agitée)

A rapprocher de Michel Foucauld qui se voit comme un artificier poseur de bombes, cf. Interview du Point. La différence, c'est qu'il ne recommande pas qu'un successeur reconstruise qqch après lui...

Nihilisme, Déconstruction, Michel Foucauld

Victor Hugo - Distinction entre éducation et instruction

À M. TRÉBOIS, Président de la Société des écoles laïques.

Monsieur, Vous avez raison de le penser, j’adhère complètement à l’éloquente et irréfutable lettre que vous a adressée Louis Blanc. Je n’ai rien à y ajouter que ma signature. Louis Blanc est dans le vrai absolu et pose les réels principes de l’instruction laïque, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’état qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’état donne à l’enfant l’enseignement positif.

De là, cette évidence que l’éducation peut être religieuse et que l’instruction doit être laïque. Le domaine de l’éducation, c’est la conscience ; le domaine de l’instruction, c’est la science. Plus tard, dans l’homme fait, ces deux lumières se complètent l’une par l’autre.

Votre fondation d’enseignement laïque pour les jeunes filles est une œuvre logique et utile, et je vous applaudis.

Paris, 2 juin 1872.

Source.

Commenté par Luc Ferry le 1er septembre 2022 dans Le Figaro.

Education, Instruction

Kant (sur) - Fidéisme de Kant

Kant relativise l'absolu : il déconstruit les Idées illusoires de sorte qu'en fin de parcours, ce n'est plus l'homme qui est, comme chez les cartésiens, relativisé par rapport à Dieu, mais c'est Dieu qui est relativisé par rapport à l'homme : l'Être suprême se réduit à n'être plus qu'une idée de la raison, une représentation de la subjectivité humaine, et rien de plus. Cela n'empêche du reste pas Kant d'être croyant, bien au contraire : c'est parce qu'il démontre que Dieu n'est pas démontrable que ce dernier peut redevenir pleinement objet de foi. Reste que sa déconstruction de la métaphysique est à l'origine de toutes celles qui vont suivre et, dans sa radicalité, elle n'a rien à envier à celles des philosophes contemporains comme Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. Car la démarche de Kant va à la racine de l'illusion métaphysique. Sa déconstruction part des structures de la finitude (l'espace et le temps, la sensibilité) dont il démontre le caractère indépassable. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Heidegger consacrera son premier grand livre à Kant, notamment à travers ce qu'il appelle « l'analytique de la finitude », c'est-à-dire l'analyse des structures indépassables de la finitude humaine que constituent l'espace et le temps. Et quand même nous aurions une pensée de l'infini, ce qui est le cas s'agissant de l'idée de Dieu, cette pensée se trouve relativisée par les cadres de la finitude : elle n'est jamais qu'une idée, pas un concept scientifique objectif. Que Dieu devienne une simple idée de la raison implique aussi qu'il faudra passer par la foi pour qui veut lui donner une réalité.


(Luc Ferry, Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, pp. 350-351 (PDF Web), Flammarion, 2014)

 

Foi, Fidéisme

Kant (sur) - Fidéisme de Kant

Kant est croyant, il est chrétien et protestant, mais il ne cessera de dire que nous ne pouvons accéder à Dieu que par la foi (on a toujours le droit de croire), pas par la raison, pas comme chez les cartésiens, par des prétendues « preuves de l'existence de Dieu », à commencer par le fameux argument ontologique. (...) Kant va ainsi déconstruire les pseudopreuves de l'existence de Dieu (...) précisément parce que, de la finitude, on ne sort pas ! Elle est indépassable. Elle est a priori. La Critique de la raison pure pose que l'espace et le temps sont les cadres de toute notre connaissance : impossible de s'en émanciper, de s'en évader, telle une colombe qui croirait voler mieux dans le vide.
(Luc Ferry, Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, p. 330 (PDF Web), Flammarion, 2014)

A noter que Thomas d'Aquin ne reprend pas lui non plus l'argument ontologique, le trouvant trop faible. Il ne parlera d'ailleurs pas de preuves mais de voies d'accès à l'existence de Dieu.

Foi, Fidéisme

Toi qui te prends pour Dieu

Ton cœur s’est exalté
et tu as dit : “Je suis un dieu,
j’habite une résidence divine,
au cœur des mers.”
Pourtant, tu es un homme et non un dieu,
toi qui prends tes pensées pour des pensées divines.
Tu serais donc plus sage que Daniel,
il n’y aurait pas de secret trop profond pour toi ?
Par ta sagesse et ton intelligence
tu as fait fortune,
tu as accumulé l’or et l’argent dans tes trésors.
Par ton génie du commerce,
tu as multiplié ta fortune,
et à cause de cette fortune ton cœur s’est exalté.
C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur Dieu :
Parce que tu prends tes pensées pour des pensées divines,
je fais venir contre toi des barbares,
une nation redoutable.
Ils tireront l’épée contre ta belle sagesse,
ils profaneront ta splendeur.
Ils te feront descendre dans la fosse
et tu mourras au cœur des mers, d’une mort violente.
Oseras-tu dire encore devant tes meurtriers :
“Je suis dieu” ?
Sous la main de ceux qui te transperceront,
tu seras un homme et non un dieu.
Tu mourras de la mort des païens incirconcis,
par la main des barbares.
Oui, moi, j’ai parlé,
– oracle du Seigneur Dieu. »

 

Ezéchiel, 28, 1-10

Kant (sur)

L’héritage du passé est lourd, puisque Kant est tributaire de la problématique de l’idéologie chrétienne lorsqu’il la conteste en théologie, mais la prolonge en métaphysique. Il reste fondamentalement fidèle à la métaphysique de l’essentialisme inauguré par Suarez et Descartes, y compris lorsqu’il en prend le contre-pied face à Hume. 

(...)

Kant était ockhamiste lorsqu’il critiquait la théologie catholique et idéologue lorsqu’il prétendait réfuter l’agnosticisme religieux, en lui opposant l’idéologie pratique de sa philosophie religieuse.

La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (XIIIe-XXe siècle), Jean Krynen, 2021

Source : https://books.openedition.org/putc/10407?lang=fr

Ockham

Sartre, les gens et les bêtes

  • Sartre, souvent bon observateur du phénomène humain !

Ce que je n’aime pas, ce ne sont pas tant les bêtes que les gens bêtes qui aiment les bêtes.

(Ely Ben-Gal, Mardi chez Sartreop. cit., p. 105. Cité par F. Neudelmann, in Un autre Sartre, chap. Sartre en chien)

On pourrait en effet se demander dans quelle mesure on peut avoir un animal domestique sans tomber d'une manière ou d'une autre dans une espèce d'abêtissement de soi ...

Pour autant, il ne faut pas dénigrer tout l'intérêt des animaux dans l'éducation des enfants, pour les gens vivant seuls (âgés ou non), pour les gens en déficit affectif ou chez ceux qui, plus généralement, souffrent psychologiquement. Certes, la bête n'élève pas mais il faut reconnaître qu'elle appaise du fait qu'elle n'a pas, contrairement à nous, la responsabilité de sa propre liberté, de ses propres actes. En ce sens, la compagnie est bonne pour tout le monde.

Elle est également extrêmement intéressante pour expérimenter le fait que certains chats ou chiens, et un grand nombre de mammifères, sont comme au bord de l'intelligence tant il semble quelque fois être en mesure d'échanger d'égal à égal avec nous. Le fait qu'il n'y parviennent finalement que dans la limite des passions et d'une connaissance sans abstraction nous éclaire sur ce qui nous spécifie.

Animaux, Bêtise

Descartes (sur) - Une morale de l’intention et du choix

La morale cartésienne apparaît comme une morale de l’intention. Mais nous sommes fort loin du kantisme. Descartes valorise l’intention parce que, d’une part, la connaissance objective et certaine des fins à poursuivre est impossible, parce que, d’autre part, ce qui a le plus d’être en nous est la volonté qui choisit. La direction de cette volonté selon l’idée du Bien (et non selon la connaissance du Bien, qui nous est inaccessible) sera donc pour nous la suprême valeur.

(Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre, 1956, chap. 5)

Création de soi, Choix (Election), Intention, Kant, Scepticisme, Descartes, Être, Bien (idée du)

Descartes (sur) - Le choix guidé par l’obéissance aux idées

Ce pouvoir de choisir, qui me constitue, s’exerce dans un monde déjà là, et au sein de valeurs et de vérités créées par Dieu. Si donc ma liberté ne se soumet pas à mon entendement, elle n’est plus que puissance d’erreur : en m’affirmant par elle, je me tourne vers le néant. Et tel est le péché. Ainsi, ce qui constitue mon être et apparaît comme le fondement de mes mérites est aussi, indissolublement, la raison de ma perte. Et la morale cartésienne reçoit de la sorte un premier cadre, d’ordre métaphysique. Il faut adhérer au vrai et à l’être, ce qui implique quelque soumission : ici la passivité de l’entendement, qui nous révèle les idées, voulues par Dieu, vient ordonner et fournir une matière à la vertu d’obéissance, chère aux jésuites de La Flèche.

(Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre, 1956, chap. 5)

Liberté, Choix (Election), Duns Scot

Descartes (sur) - Sur le réel qui n’est pas le réel connu

Ne semblant d’abord reconnaître de caractère incompréhensible qu’à l’infini divin, n’insiste-t-il pas au contraire, dans la dernière période de sa vie, sur l’aspect ontologique d’un monde qui, de toutes parts, dépasse la pensée ? Le 6 juin 1647, il écrit à Chanut que les bornes du monde ne peuvent être comprises ; le 5 février 1649, il déclare à Morus que notre esprit n’est la mesure « ni des choses, ni de la vérité », mais seulement « de ce que nous affirmons ou nions ». 

(...) 

Beaucoup se croient cartésiens en refusant de reconnaître la réalité de tout ce qui n’est pas réductible aux idées claires. Mais le 5 février 1649 Descartes rappelait à Morus que notre esprit n’est la mesure ni des choses, ni de la vérité, et qu’il doit seulement demeurer celle de nos affirmations et de nos négations. Car, attentif à ne rien laisser perdre de l’Être et de l’homme, Descartes refusa toujours de les réduire à des objets connaissables, déterminables. Et telle est la source essentielle de la difficulté que l’on trouve à comprendre sa philosophie.

(Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre, 1956, chap. 5)

Réel, Connaissance, Descartes, Réel connu

Descartes (sur)

Descartes, contrairement à une idée reçue, est sans doute le moins cartésien de tous les philosophes. Si ses intuitions sont profondes, ses raisonnements, en revanche, et notamment sur le plan scientifique, sont la plupart du temps erronés, pour ne pas dire parfois tout à fait comiques (je pense à sa biologie, délirante à un point rare, mais aussi aux lois du choc et à la théorie des tourbillons qui forment le cœur de sa physique et qui sont d'une fausseté étonnante, même pour l'époque). 

(Luc Ferry, Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, chap. Sartre et l'existentialisme, pp. 217-218 (PDF Web), Flammarion, 2014)

Descartes, Cartésianisme

Jean-Paul Gaultier - La mode comme mode de communication avec l'autre

  • Avec l'amour de l'autre

Ma grand-mère, qui était infirmière. Quand elle recevait ses patientes, elle leur donnait aussi des trucs de beauté ou des conseils pour garder leur mari. Elle les encourageait à créer la surprise. Il y avait un rapport avec le fait d’aimer : l’idée de faire des efforts, de se soucier de l’autre personne. Elle abordait des questions psychologiques et, naturellement, le rapport de la beauté et du vêtement. Elle expliquait qu’il faut faire attention à soi, l’importance du regard de l'autre, et qu’on peut agir pour établir des liens. (Le Figaro Madame, n°1978, 22/07/2022, p. 13)

Amour, Mode (la), Altérité, Souci

Michel Foucault et le travail de destruction

Roger-Pol Droit : Vous n'aimez pas qu'on vous demande qui vous êtes, vous l'avez dit souvent. Je vais quand même essayer. Souhaitez-vous qu'on vous nomme historien ?

Michel Foucault : Je suis très intéressé par le travail que font les historiens, mais je veux en faire un autre.

Doit-on vous appeler philosophe ?

Pas non plus. Ce que je fais n'est aucunement une philosophie. Ce n'est pas non plus une science à laquelle on pourrait demander les justifications ou les démonstrations qu'on est en droit de demander à une science.

Alors comment vous définiriez-vous ?

Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. Je ne suis pas pour la destruction, mais je suis pour qu'on puisse passer, pour qu'on puisse avancer, pour qu'on puisse faire tomber les murs.

Un artificier, c'est d'abord un géologue. Il regarde les couches de terrain, les plis, les failles. Qu'est-ce qui est facile à creuser ? Qu'est-ce qui va résister ? Il observe comment les forteresses sont implantées. Il scrute les reliefs qu'on peut utiliser pour se cacher ou pour lancer un assaut.

Une fois tout cela bien repéré, il reste l'expérimental, le tâtonnement. On envoie des reconnaissances, on poste des guetteurs, on se fait faire des rapports. On définit ensuite la tactique qu'on va employer. Est-ce la sape ? Le siège ? Est-ce le trou de mine, ou bien l'assaut direct ? La méthode, finalement, n'est rien d'autre que cette stratégie.

(Inédit extrait d'une série d'entretiens que Roger-Pol Droit a eu avec Michel Foucault au mois de juin 1975, quelques semaines après la publication de « Surveiller et punir ». Le Point 01/07/04 - N°1659 p.82)

Source

Destruction, Déconstruction

Michel Foucault

  • Ethique de l'authenticité - Nominalisme - Il n'y a que l'individu, pas d'universel

La recherche de styles d'existence aussi différents que possibles les uns des autres me paraît l'un des points par lesquels la recherche contemporaine a pu s'inaugurer autrefois dans des groupes singuliers. La recherche d'une forme de morale qui serait acceptable par tout le monde - en ce sens que tout le monde devrait s'y soumettre - me paraît catastrophique. (...)

- Dans la mesure où vous n'affirmez aucune vérité universelle, où vous levez des paradoxes dans la pensée et où vous faites de la philosophie une question permanente, êtes-vous un penseur sceptique ?

- Absolument. La seule chose que je n'accepterai pas dans le programme sceptique, c'est la tentative que les sceptiques ont faite de parvenir à un certain nombre de résultats dans un ordre donné car le scepticisme n'a jamais été un scepticisme total ! Il a essayé de lever des problèmes dans des champs donnés, puis de faire valoir à l'intérieur d'autres champs des notions effectivement considérées comme valables ; deuxièmement, il me semble bien que, pour les sceptiques, l'idéal était d'être des optimistes sachant relativement peu de chose, mais les sachant de façon sûre et imprescriptible, alors que, ce que je voudrais faire, c'est un usage de la philosophie qui permette de limiter les domaines de savoir.


« Le retour de la morale » (entretien avec G. Barbedette et A. Scala, 29 mai 1984), Les Nouvelles littéraires, no 2937, 28 juin-5 juillet 1984, pp. 36-41.

Dits Ecrits tome IV texte n°354

Cité à charge par Luc Ferry, in Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, 2014, PDFWeb, p. 698

Universel, Morale / éthique, Différence (philosophie de la), Scepticisme

Sartre - Contre toute sagesse

  • Et autres absurdités...

Jacques Chancel

Etes- vous contre toute sagesse ?

Jean-Paul Sartre

Oui, parce que la sagesse suppose un citoyen bien établi dans l'état et qui, à ce moment-là, décide de s'adapter au monde. Or, ce citoyen n'existe pas, c'est une fable. Il existe des opprimés, des exploités et des exploiteurs et je ne vois ni chez les uns ni chez les autres une sagesse qu'on puisse leur enseigner.

Jacques Chancel

Il n'est pas de sagesse exemplaire.

Jean-Paul Sartre

Non, ça ne peut pas exister, il y en aura peut-être mais pour l'instant ça n'existe pas il n'y a que des luttes.

Jean-Paul Sartre au micro de Jacques Chancel : Radioscopie (1973 / France Inter) à 3"32

Bêtise, Sagesse, Lutte des classes

Sartre - Le talent, un crime contre soi-même et contre les autres

  • Et autres absurdités...

Lors de ce passage, on culmine plusieurs fois à un niveau élevé de bêtise, pour ne pas dire autre chose.

Claude Lanzmann

Tout à l'heure quand Madeleine vous a demandé « Qui êtes-vous pour juger ? », vous avez répondu (…) « N'importe qui ». J’aimerais que vous en parliez. Par exemple à la fin de votre livre Les mots, vous vous posez une à vous-même et la question est celle-ci : « Que reste-t-il ? » et vous répondez : « Tout un homme fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Aussitôt après la parution de Les mots, on vous a décerné le prix Nobel de littérature et vous l'avez refusé. Ceci a fait dire à quelqu'un qui vous aimait bien (et je trouve ça extrêmement drôle) : « Décidément, Sartre est plus n'importe qui que n'importe qui. » J'aimerais que vous parliez là-dessus.

Jean-Paul Sartre

Hé bien, vous comprenez, quand je dis « Tout un homme fait de tous les hommes », ça vaut pour moi comme pour tous et ça signifie, par conséquent, une telle communauté, en profondeur, entre les gens, que vraiment ce qui les sépare c'est du différentiel. Autrement dit, je trouve qu’il vaut mieux essayer de réaliser en soi, dans son aspect radical, la condition humaine, autant qu'on le peut, que de s'accrocher à une mince différence spécifique que nous appellerons par exemple le talent, qui est un crime contre soi-même et contre les autres, parce que c'est s'attacher uniquement à ce qui sépare. En vérité, quand je dis que je suis n'importe qui, je veux dire que les différences (qui font l'objet de vanité, de recherche et d'ambition) sont si minces qu’il faut vraiment être très modeste pour les rechercher et en même temps on se mutile.

Ce que je trouve au contraire - que je ne puis réaliser moi-même, parce que je suis…, c'est ma contradiction de bourgeois - c'est certains rapports extrêmes avec la mort, le besoin, l'amour, la famille, dans un même moment de danger qui fait que à ce moment-là on touche à la vraie réalité humaine, c'est-à-dire à l'ensemble des rapports vécus à tous les termes limites de notre condition. C'est pour ça que j'ai du respect pour les gens qui vivent dans ce domaine, par exemple, si vous voulez, pour ce qu’étaient des paysans cubains avant la révolution : dans la misère, dans la souffrance. A mon avis ils réalisent infiniment mieux ce que c'est qu'un homme que  Monsieur de Montherlant par exemple, et c'est ça que je veux dire.

Cependant, je pense que, dans ces conditions, être n'importe qui n'est pas simplement une réalité, c’est aussi une tâche, c'est à dire refuser tous les traits distinctifs pour pouvoir parler au nom de tout le monde. Et on ne peut parler au nom de tout le monde que si on est tout le monde, et ne pas chercher à la manière de tant de pauvres confrères le surhomme mais au contraire à être le plus homme possible, c'est à dire le plus semblable aux autres. Il s'agit donc, en effet, d'une tâche.

Autrement dit, je suis complètement d'accord avec un des idéaux de Marx qui veut que lorsqu’un bouleversement de la société aura supprimé la division du travail, il n'y aura plus d'écrivains d’un côté, attachés à leur petite particularité d’écrivain, à leur petit talent d'écrivain et puis de l'autre, des mineurs, des ingénieurs mais qu'il y aura des hommes qui écrivent et qui par ailleurs font autre chose mais qui écrivent en ce moment. Parce que l'activité d'écrire est une activité absolument liée à la condition humaine, c'est l'usage du langage pour fixer la vie, c'est donc une chose essentielle mais elle ne doit précisément pas pour ça être confiée à des spécialistes, elle est actuellement confiée à des spécialistes en fonction de la division du travail mais dans la réalité il faudrait concevoir des hommes qui seraient polyvalents. Je ne sais pas si c'est réalisable, ça c'est un autre problème, je sais qu'en tout cas que, nous, nous devons essayer chacun individuellement, les écrivains par exemple, de penser les choses comme ça.

Madeleine Gobeil-Noël

Et le prix Nobel de littérature aurait été une distinction…

Jean-Paul Sartre

Le prix Nobel de littérature aurait été précisément une petite distinction, un petit pouvoir, une séparation. Moi je n'ai de rapport qu'avec mon public.

Madeleine Gobeil-Noël

Mais est-ce que vous auriez accepté Sartre le prix Nobel de la paix ?

Jean-Paul Sartre

Non, pas plus que le prix Nobel de littérature. Ce que j'aurais accepté avec reconnaissance c'est le prix Nobel au moment des 121, parce que à ce moment-là je ne l'aurais pas considéré comme me distinguant mais comme une preuve de solidarité dans les pays étrangers touchant une action radicale contre la guerre. A ce moment-là, oui. Mais je ne l'aurais pas considéré comme étant à moi mais comme un acte politique.

in Jean-Paul SARTRE : l'écrivain, l'intellectuel et le politique - Interview à Radio-Canada (diffusé en mars 1967), de 34’40 à 40'18.

En privilégiant le commun au dépend de la différence spécifique, on préfère l'homme dans sa virtualité, dans son état non déterminé. Cela rappelle la séduction que les contraires possibles exercent sur Duns Scot, lorsqu'on n'est pas en acte on peut encore tout être, cet état peut donner le sentiment d'être tout, de dépasser le principe de non contradiction dans lequel on pourrait être à la fois assis et debout au même moment. Ce qui est certain, c'est que dans les deux cas on relativise l'acte qui détermine car le passage à l'acte limite à une seule puissance... D'où la tentation d'imaginer un homme capable de tout être à la demande, un homme polyvalent ; dans le cas de Sartre, un homme qui ne serait pas seulement limité à être écrivain...

 

Duns Scot, Bêtise, Talent, Pouvoir, Différence, Marx, Commun

François Noudelmann - Quand le philosophe proclame sa défaite à l'égard du vrai

Que Sartre ait été sincère ou non importe beaucoup moins que la tension entre ses différents moi, ses désirs et ses devoirs, les représentations contrastées de lui-même dans ses rapports aux autres. La morale kantienne dût-elle en souffrir, l’intention des individus demeure insondable et peu importe qu’elle soit bonne ou mauvaise, car nous ne connaissons jamais vraiment les raisons qui nous poussent à agir. Seul l’acharnement continuel de Sartre à traquer sa mauvaise foi nous conduit à penser qu’il ne fut pas un tricheur cynique, mais là n’est pas la question. Quant à la pertinence et à la vérité de ses analyses politiques, elles relèvent aussi d’un autre débat pour savoir si Sartre a eu tort ou raison, ou s’il a eu raison d’avoir eu tort. Les critères de vérité changent avec les époques et les jugements rétrospectifs n’échappent pas aux partis pris. (Un autre Sartre, chap. Une autre politique de l'existence, Gallimard, 2020)

Incroyable défaite d’une philosophie de la liberté ! Ils ont complètement perdu de vue qu’il était possible de suffisament se dégager du conditionnement pour saisir la fin et ainsi commencer d’être libre !

Vérité, Intention, Kant

Sur Paul Valéry - « Ayant consacré ces heures à la vie de l'esprit, je me sens le droit d'être bête le reste de la journée »

Durant la nuit orageuse du 4 au 5 octobre 1892, alors qu'il est en vacances à Gênes dans la famille de sa mère, il connait ce qu'il décrit comme une grave crise existentielle. Il en sort non seulement résolu à « répudier les idoles » de la littérature, de l'amour et de l'imprécision, mais aussi à consacrer l'essentiel de son existence à ce qu'il nomme « la vie de l'esprit ». Les Cahiers dans lesquels il s'astreint à noter toutes ses réflexions au petit matin en témoignent. « Après quoi », ajoute-t-il en manière de boutade, « ayant consacré ces heures à la vie de l'esprit, je me sens le droit d'être bête le reste de la journée ». Il oriente son esprit vers de nouvelles valeurs, qu'il estime incompatible avec la création littéraire : la rigueur et la sincérité de l'esprit, et la connaissance de soi.

Il indique à plusieurs reprises qu'il considère cette nuit passée à Gênes comme sa véritable origine, le début de sa vie mentale.

(Wikipedia, Paul Valéry)

Esprit, Bêtise, Sagesse

Sur Jean de la Fontaine

  • Un bel éloge de la fidélité
L'inconstance et la fidélité.
De ces traits le plus accusé, de son propre aveu, est l’inquiétude, la passion du changement. Il la confesse et en même temps il essaie, mais en vain, de la combattre. L’inquiétude en amour, c’est l’inconstance, et de ce point de vue il semble avoir été dans sa vie le plus « inquiet » des amants. C’est lui pourtant qui, à la fin des Deux Pigeons a fait de la fidélité le plus pénétrant des éloges : « Amants, heureux amants... » Il faut lire de très près ces vers, les plus purs que La Fontaine ait jamais écrits. La diversité est dans la fidélité, non dans l’inconstance. Don Juan, si fier de ses conquêtes, n’étreint jamais qu’un même fantôme. Mais celui qui sur un seul être concentre sa puissance d’aimer, celui-là en une seule femme trouve toutes les femmes. (Jean Clarac, L'auteur dans son oeuvre, in Fables, Jean de la Fontaine, Le livre de poche, 1972, p. 383)

Fidélité, Dom Juan

Camus - Pas de honte à être heureux pendant que d'autres sont dans le malheur

Un jour, Camus nous avait dit : « Le bonheur, ça existe, ça compte ; pourquoi le refuser ? En l’acceptant, on n’aggrave pas le malheur des autres ; et même, ça aide à lutter pour eux. Oui, avait-il conclu, je trouve regrettable cette honte qu’on éprouve aujourd’hui à se sentir heureux. » (Simone de Beauvoir, La Force des choses, I, fin du chap. 2)

Bonheur, Malheur, Honte

Jean de la Fontaine

  • La délicatesse de celui qui aime (vraiment)

Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

(Les deux amis)

Amitié, Délicatesse

Jean de la Fontaine

  • Des perles aux cochons ? - Les vierges sages et les vierges folles ?

Il ne faut jamais dire aux gens :
Ecoutez un bon mot, oyez une merveille.
Savez-vous si les écoutants
En feront une estime à la vôtre pareille ?

(Les souris et le chat-huant)

Solitude

Aristote - Il n’est personne pour démontrer que la santé est un bien

Il n’est personne pour démontrer que la santé est un bien – à moins d’être un sophiste et non pas un médecin (car ces gens-là  construisent leurs sophismes avec des arguments étrangers au sujet) ; de même qu’aucun autre principe ne se démontre. (Ethique à Eudème, I, 8, 1218b 23)

Ἔτι οὐδὲ δείκνυσιν οὐθεὶς ὅτι άγαθὸν ἡ ὑγίεια, ἂν μὴ σοϕιστὴς ᾖ καὶ μὴ ἰατρός (οὗτοι γὰρ τοῖς άλλοτρίοις λόγοις σοϕίζονται), ὥσπερ οὐδ᾽ ἄλλην άρχὴν οὐδεμίαν.

Bien, Principes (premiers), Santé, Sophiste, Démonstration

F.-X. Putallaz - Le libre arbitre n'est pas la liberté

  • La liberté est une propriété de la volonté qui se porte vers ce qui est meil­leur

Avec l’expression « iudicium liberum », on saisit mieux le sens du terme « libre arbitre » : il ne s’agit pas de la liberté, laquelle est une propriété de la volonté qui se porte vers ce qui est meil­leur, mais de la « liberté de choix », c’est-à-dire du juge­ment libre qui oriente l’action. La question [I, 83,] 3 sera donc très délicate : le libre arbitre, qui est cette faculté de choisir en raison d’un jugement ouvert à une pluralité d’objets, ne serait-il pas une faculté cognitive plutôt qu’une faculté appétitive ? N’est-il pas de l’ordre du jugement plutôt que de la volonté ? En démontrant que le libre arbitre n’est rien d’autre que le mode d’exercice de la volonté humaine, Thomas montre que la raison est seulement à la racine du libre arbitre, aucunement à l’origine de la volonté et de son élan foncier. (L'Âme humaine, p. 565, n. 240)

Liberté, Raison, Libre arbitre, Volonté, Moyen

F.-X. Putallaz - Sur la liberté chez Sartre

On comprend l’erreur qu’il y aurait à soutenir, avec Jean-Paul Sartre, que « l’homme est sa liberté ». Pour « être sa liberté », c’est-à-dire pour choisir son essence, il faudrait que la réalité humaine (on ne dit même plus « l’homme ») ne fut rien, afin qu’elle puisse devenir tout : il ne doit pas y avoir de « nature humaine », puisque toute nature porterait un coup fatal à l’absolue liberté. 

Cette conception existentialiste induit des conséquences considérables, dont la moindre n’est certainement pas la conviction partagée par Simone de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient », avec ses innombrables ramifications dans certaines théories du genre, lesquelles voient dans la nature un obstacle à la liberté ou au libre choix. (L'Âme humaine, p. 722)

Nature humaine, Liberté, Sartre, Existentialisme

Marilyn Monroe - La vérité ne s'invente pas

La vérité peut seulement être retrouvée, jamais inventée, (Fragments, Points, 2022, cité dans Le Figaro Littéraire,  23 juin 2022, p. 9).

Marilyn aurait peut-être été intéressée de savoir que l'ancien sens du mot "inventer" était "découvrir". Le mot "retrouvée" a curieusement une connotation platonicienne, comme si Marilyn avait contemplé la vérité dans une vie antérieure et qu'il fallait la retrouver après l'avoir oubliée.

Vérité, Platon

F.-X. Putallaz - Qu'est ce que l'appétit ?

Le terme « appétit » est composé du radical « petere », qui signifie « rechercher, réclamer, aspirer à ». Dans une « péti­tion », on effectue une requête pour réclamer quelque chose ; une force « centri-pète   « tend vers » le centre.

Quant au préfixe « ad- », il indique le mouvement, la direction vers laquelle il s’oriente. « Ad-petere » signifie donc « tendre-vers » de manière dynamique, « aspirer- à », « être-enclin-à » : l’appétit est cette tendance inscrite au fond d’une chose, substance ou faculté, une inclination à rejoindre la fin qui la perfectionne et le bien auquel elle aspire. Si maintenant on cherche à traduire en français le terme « appetitus » par d’autres termes que « appétit », ou bien on en réduit la portée (le « désir » par exemple n’est qu’une passion de la « désirative », ce qui est trop étroit), ou bien on l’élargit exagérément (comme avec le terme « tendance » ou « inclination »). Mieux vaut donc conserver le français calqué sur le latin, et utiliser les termes « appétit », « puissances appétitives », « appétit sensible » ou encore « appétit intellectif ».

L’appétit est donc une tendance interne à chaque chose qui l’incline vers sa perfection et la dirige vers la finalité correspondante. Aussi cette inclination est-elle univer­selle, diversifiée selon les choses, mais dynamisant la totalité des créatures. C’est ce qu’on appelle un « appétit naturel » : par nature, une chose tend à sa propre perfection. Il se trouve donc une tendance inviscérée en toute chose, une inclination ontologique au bien qui lui convient. Cet appétit est fonction de la « forme » propre à chaque espèce de choses. etc. (L'âme humaine, pp. 713-714)

Inclination, Appétit

Descartes (sur)

On ne soulignera jamais assez l’impact de cette « révolution copernicienne » avant l’heure, symétrie inversée de la révolution héliocentrique opérée au temps de Galilée : l’homme, rejeté aux périphéries du système solaire, se trouvait promu au centre de la science. Si cette « invention du sujet » ne fut pas de génération spontanée, si elle fut préparée de longue date, à partir du XIVème siècle de Jean Duns Scot et de Guillaume d’Ockham, c’est avec Descartes cependant que débute le monde moderne : avec l’invention de l’autonomie. Par la découverte du sujet, je ne dis pas l’individu ni la subjectivité plurielle, mobile et variable de chacun, mais le sujet pensant et rationnel auquel participe chacun, homme ou femme, roi ou manant, la philosophie cartésienne signe l’émergence moderne du Moi, producteur de sa propre législation.

(François-Xavier Putallaz, La philosophie sans prise de tête, 2020, p. 145)

Création de soi, Duns Scot, Ockham, Sujet, Autonomie

Elisabeth II

« Je vous ai été - et reste - reconnaissante pour vos prières, et reconnaissante envers Dieu pour son amour constant. En effet, j'ai vu sa fidélité. » (Préface du livre La reine servante, publié pour son quatre-vingt-dixième anniversaire)

« Pour moi, en tant que chrétienne, l'un de plus importants de ces enseignements est contenu dans la parabole du Bon Samaritain, quand Jésus pose la question "Qui est mon prochain ?" C'est une histoire intemportelle d'une victime d'agression qui a été ignorée par ses compatriotes mais aidé par un étranger - et en plus par un étranger méprisé. L'implication qu'en tire Jésus est évidente. Tout le monde est notre prochain, peu importe sa race, sa foi ou sa couleur. La nécessité de s'occuper de son semblable est bien plus importante que toute différence culturelle ou religieuse. » (Message de Noël 2004)

« Pour beaucoup d'entre nous, nos croyances ont une importante fondamentale. Pour moi, les enseignements du Christ et ma propre responsabilité devant Dieu offrent un cadre dans lequel j'essaie de mener ma vie. Comme beaucoup d'entre vous, j'ai retiré beaucoup de confort des paroles et de l'exemple du Christ dans les moments difficiles. » (Message de Noël 2000)

Source : 

Foi, Christianisme, Fidélité, Jésus, Prochain

Alain Finkelkraut

Jean-Luc Mélenchon célèbre la créolisation de notre pays. La créolisation désigne « ce que produit la rencontre et l’entremêlement des cultures. C’est une poussée de vie ! ». Et Mélenchon précise : « Nous sommes déjà tous des créoles et nous le serons tous encore plus. Certains osent dire que ce n’est pas vrai alors même que la moitié des boutiques ont leur nom écrit en anglais, que tout le monde sur terre regarde les mêmes séries télévisées, que nos meubles sont les mêmes, comme les plats que l’on sert à table… » Le même, le même, toujours et partout le même. La fin de l’histoire, selon Mélenchon, ce n’est pas la société sans classe, c’est le grand mélange et le grand mélange, c’est l’uniformité du consommateur planétaire. La bienveillance pour l’islamisme, l’antiaméricanisme forcené et la promesse de l’américanisation sont les trois ingrédients du cocktail que La France insoumise veut faire avaler au peuple français. (Le Figaro, 3 juin 2022, p. 20)

Le constat de Mélenchon est en grande partie vrai (tout le monde est netflixé, qui n'a pas son meuble Ikéa ?, etc.), de là à embrasser et accélerer le mouvement, c'est évidemment une bien mauvaise chose. Personne ne veut une société dans laquelle chaque individu est identique à l'autre. D'où la critique d'A. F.

La fascination pour le même, du communisme à Mélenchon, est elle-même fascinante, surtout lorsque par ailleurs on célèbre à l'envie la différence et l'auto-création individualiste de soi.

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Universalisme, Communisme, Uniformité

Alain Finkelkraut

Jean-Luc Mélenchon a répondu sans ambages. C’était en 2019, lors d’un meeting dans la ville devenue « sensible » d’Épinay : « Je n’ai pas peur de le dire, ceux que vous voyez dans ces quartiers, c’est la nouvelle France. Celle sur laquelle nous nous appuierons pour construire et faire tout ce qu’il y a à faire dans ce pays demain, tout changer. » Sans lésiner sur la démagogie, le leader de La France insoumise a donc repris à son compte les aspirations, les aversions et les obsessions de cette « nouvelle France ». (Le Figaro, 3 juin 2022, p. 20)

Marx espérait la révolution des classes populaires de tout son être et il pensait qu'elle ne pouvait être que sanglante. On ne sait pas jusqu'où est prêt à aller Mélenchon dans son for intérieur, mais une chose est sûre, la notion de révolution a pour lui une saveur toute particulière.

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Révolution, Démagogie

Pierre le Chantre

C'est après la lectio de l'Ecriture et après l'examen des points douteux grâce à la disputatio, et non auparavant, qu'il faut prêcher. (Initiation, Torrell, 2015, p. 105/1)

Prédication

Boris Cyrulnik

Le choix est clair, mais il est douloureux. Ceux qui s’engagent sur le chemin de la liberté intérieure perdront leurs amis. Ils seront haïs par ceux qu’ils aiment, comme l’a été Hannah Arendt. Penser par soi-même, c’est s’isoler : l’angoisse est le prix de la liberté. Alors que ceux qui se soumettent à la parole d’un tyran adoré connaîtront un sentiment de sécurité (tous ensemble), un sentiment d’égalité (tous pareils), une gaieté carnassière qui leur permettra de danser sur les charniers, comme l’ont fait les gardiens SS à Auschwitz, les égorgeurs de Pol Pot et les tribunaux d’adolescents chinois émerveillés par le Grand Timonier. (Le laboureur et les mangeurs de vent, 2022, La liberté intérieure)

Liberté, Solitude, Uniformité, Suivisme

Aristote - La plupart des hommes politiques ne mérite pas vraiment cette appellation

La plupart des hommes (οἱ πολλοὶ) politiques ne mérite pas vraiment cette appellation (οὐκ ἀληθῶς τυγχάνουσι τῆς προσηγορίας), car ils ne sont pas des politiques selon le vrai (κατὰ τὴν ἀλήθειαν) : le politique est celui qui choisit les belles (τῶν καλῶν) actions pour elles-mêmes alors que la plupart des hommes choisissent cette vie pour l'argent et le profit. (Ethique à Eudème, I, 5, 1216a 22)

ἀλλ᾽ οἱ πολλοὶ τῶν πολιτικῶν οὐκ ἀληθῶς τυγχάνουσι τῆς προσηγορίας: οὐ γάρ εἰσι πολιτικοὶ κατὰ τὴν ἀλήθειαν: ὁ [25] μὲν γὰρ πολιτικὸς τῶν καλῶν ἐστι πράξεων προαιρετικὸς αὐτῶν χάριν, οἱ δὲ πολλοὶ χρημάτων καὶ πλεονεξίας ἕνεκεν ἅπτονται τοῦ ζῆν οὕτως.

Vérité, Politique, Avidité, Mensonge, Hommes politiques

Baudelaire

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. (Curiosités EsthétiquesIV – Exposition universelle 1855)

Progrès, Liberté, Progressisme, Beau, Esprit, Surnaturel, Américanisation

Jean de la Fontaine

Amants, heureux amants , voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.

Les Deux Pigeons

Amour, Fidélité

Lucien Jerphagnon

Un bon exemple de quelqu'un qui ne semble jamais être entré dans l'intention profonde d'Aristote.

Commentaire sur les deux extraits audio ci-dessous : on oublie que non seulement Aristote aurait écrit quelque chose sur le rire, mais que ses dialogues et sa poésie (également perdus) étaient de grande qualité. Cette vue hautement simpliste à propos du Philosophe est toujours un crève-coeur pour qui le fréquente un tant soit peu avec humilité. La simple admiration et curiosité qu'on devine sans cesse derrière la recherche d'Aristote, ses textes sur l'amitié, tout cela devrait faire réfléchir un peu avant de le qualifier si sommairement. Bien sûr, Platon est tellement plus facile à lire... il y a des petites histoires à chaque page, le lecteur peut relâcher son effort à volonté... nul besoin, dans un premier temps, de tendre par trop son attention... On réclame de la récréation là où l'on devrait admirer l'alpiniste et essayer de le suivre... Et pourquoi diable ne pas avoir le courage de respecter l'un et l'autre ? On peut se demander si le fait d'avoir tant de mal à essayer d'entrer dans l'intention intime de la philosophie d'Aristote ne trahit pas une faiblesse analogue à l'égard de Platon. Avec Platon, on peut facilement se laisser prendre par la surface du discours. L'intention profonde du penseur est peut-être plus difficilement saisissable, dissimulée par son apparente facillité. Avec Aristote, impossible de fuir, soit on se heurte à l'ouvrage en acceptant de n'y entrer que lentemement, soit on fuit en traitant l'auteur froid de se limiter à sa cervelle... Aristote n'a pas de chair, l'insulte est maintenant millénaire, aucune raison de penser que cela puisse changer.

Entendu dans : Les nouveaux chemin de la philosophie : Lucien Jerphagnon 2/5 : Aristote (14/07/2009)

Aristote, Rire, Drôlerie, Bêtise

  • à 14"06
  • à 16"22

Alain Finkelkraut

Jean Luc Mélenchon (...) a expliqué que, dans le monde qui vient, l’afflux de réfugiés était inéluctable et qu’il fallait y répondre par une hospitalité inconditionnelle. Les guerres et le dérèglement climatique vont conduire par milliers, par millions, voire par milliards, de pauvres gens à l’exode. Il faut être raciste (...) pour répondre à cette urgence par la discrimination entre le proche et le lointain, ou le réfugié politique et le réfugié économique. Il n’y a pas d’autre alternative, autrement dit, qu’entre le racisme et la submersion migratoire.
Les néoprogressistes plaident ardemment pour le grand remplacement qu’ils dénoncent pourtant à longueur de colonnes comme une théorie conspirationniste. Plus de France, plus d’Allemagne, plus d’Espagne, plus d'Ukraine, plus d’individus, plus de noms propres, mais une immense infirmerie, car, comme l’écrit Michel Serres, « à l’infirmerie, aucun ne souffre ni ne gémit bien différemment des autres. Universelle comme la violence et la mort, la douleur nous égalise. La même amertume sale la sueur, les larmes et le sang. » L’Ukraine et l’huma­nité tout entière méritent mieux que d’être noyées dans l’anonymat d’une espèce. D’autres leçons doivent être tirées de cette guerre que ce cauche­mar de l'interchangeabilité des êtres, et notamment que tout doit être fait pour préserver le trésor de la pluralité humaine. (Le Figaro, 28 mars 2022, p. 20)

Universalisme, Progressisme, Uniformité

Paul Valéry

Comment se peut-il que l'affaire de la liberté et du libre arbitre ait excité tant de passion et animé tant de disputes sans issue concevable ? C'est que l'on y portait sans doute un tout autre intéret que celui de d'acquérir une connaissance que l'on n'eut pas. On regardait aux conséquences. On voulait qu'une chose fut, et non point une autre ; les uns et les autres ne cherchaient rien qu'ils n'eussent déjà trouvé. C'est à mes yeux le pire usage que l'on puisse faire de l'esprit qu'on a. La Pléiade, Tome II, Fluctuations sur la liberté, p. 953

Vérité, Liberté, Libre arbitre, Arrière-pensée

Claude Tresmontant

Nous sommes ici, avec la théologie luthérienne du péché originel, au cœur, ou plutôt au principe, au point de départ germinal de l'athéisme moderne. Par sa doctrine du péché originel Luther a porté une condamnation radicale sur la nature humaine, en ses forces vives : la raison, l'action, la liberté.

Le Concile de Trente a rejeté la conception luthérienne du péché originel, avec tous ses corollaires : corruption radicale de la nature humaine, négation de la liberté humaine, incapacité de l'homme à coopérer à l'œuvre de la sanctification, etc. Le premier Concile du Vatican, en 1870, a rejeté l'irrationalisme et le fidéisme qui s'étaient développés, dans la philosophie allemande et française, à la suite de Luther.

Il n'en reste pas moins que, depuis le XVIIIe siècle, l'influence de la pensée luthérienne a été considérable dans la conscience chrétienne. La chrétienté a été tellement pénétrée par les thèses luthériennes, malgré l'opposition de l'orthodoxie, que, du dehors, ceux qui observent et jugent le christianisme, l'aperçoivent et le comprennent comme un christianisme luthérien.

Ce que, surtout depuis les grandes polémiques du XVIIIe siècle, les adversaires les plus violents du christianisme entendent par christianisme, c'est, il suffit de les lire pour s'en rendre compte, le christianisme de type luthérien. Ce que, depuis le XVIIIe siècle, la conscience moderne rejette, vomit, c'est le christianisme luthérien, celui qui professe que la nature humaine est radicalement corrompue, que la raison est impuissante, qu'il faut s'en remettre à la foi, qui est aveugle, et opposée à la raison ; que l'action humaine n'est pas créatrice ; que la morale est imposée du dehors par un dieu tyran et castrateur, et ainsi de suite. Les problèmes de l'athéisme, Claude Tresmontant, 1972, Part. II, Chap. III.

Nature humaine, Liberté, Fidéisme, Christianisme, Luther, Athéisme, Raison, Action, Péché originel

Marx

Après une sortie en famille pour entendre la messe chantée dans une église catholique, quand Eleanor avait environ cinq ans, elle avoua ressentir "certains scrupules religieux". Son père, alors "mit les choses au clair", élucidant patiemment l'histoire du charpentier que les hommes riches ont tué. "Nous pouvons pardonner beaucoup au christianisme, lui dit-il, parce qu'il nous a enseigné le culte de l'enfant." Marx Biographie inattendue, Francis Wheen, 1999, p. 212

Enfant, Christianisme

Sartre - Je n'ai pas eu de père... L'illusion de la toute-puissance négative

Sartre, sur son absence de père et les conséquence de cela sur sa conception de la liberté. On pourra noter que Sartre, s'il affirme avoir tiré du bien du fait qu'il n'a pas eu de père, ne réalise pas que son père lui a donné quelque chose du fait même de son absence. Cette absence a contribué au développement d'une conception de la liberté presque sans limite, prétendûment sans détermination extérieure, entièrement tournée vers l'auto-détermination ... Quand l'indétermination détermine !

 

Source : Chemins de la philosophie, le 9 janvier 2018, à 49"40, Épisode 2 : L’homme est-il condamné à être libre ?

 

Sur la paternité chez Sartre, voir aussi dans Les Mots, Gallimard, 1964, p. 11. Le livre paraît un an avant l’acte d’adoption d'Arlette Elkaïm. : 

Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Enées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ; j’ai laissé derrière moi un jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon père et qui pourrait être, aujourd’hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Sur-moi. 

 

Voir l'article Sartre et le fantôme du Père, Alexis Chabot

 

Voir les très intéressants contre-exemples manifestes de Verstapen, Sainz et Hamilton.

 

Création de soi, Liberté, Père, Déterminisme

Hannah Arendt

Car le premier résultat désastreux de l'accès de l'homme à la maturité est que l'homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu'il n'est pas son propre créa­teur ni celui de l'univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné. Toutes les lois sim­plement données à lui suscitant son ressentiment, il proclame ouver­tement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. Et puisqu'il sait qu'il est un être créateur de lois et que, d'après tous les critères de l'histoire passée, sa tâche est « surhumaine », il va jusqu'à en vouloir à ses convictions nihilistes elles-mêmes, comme si elles lui avaient été imposées par quelque blague cruelle du diable. L'alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l'existence de l'homme et le monde. Les Origines du totalitarisme, édition anglaise 1951, chap. XIII

Création de soi, Nature humaine, Puissance, Donné (le)

Hannah Arendt

Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur Terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. Condition de l'homme moderne, Calmann Levy, 2018, pp. 41-42

Création de soi, Nature humaine, Puissance, Donné (le), Ecologie

Averroès

 « Chacun doit se soumettre aux principes religieux, les suivre et ne pas douter de ceux qui s y sont ancrés. Car les nier et les discuter rend vaine l'existence humaine, et de ce fait les hérétiques doivent être tués. » (L’Islam des Lumières a-t-il vraiment vu le jour ?, Marianne, n°1289, 26 nov. 2021, p. 57, citant Islam et islamisme de Marie-Thérèse Urvoy, citant elle-même Averroès).

Un point plus complet ici : 

En fait, la situation du Tahâfut al-Tahâfut est très particulière. Averroès ne peut totalement s'y réfugier derrière une autorité qu'il se contenterait d'expliciter. Il est bien tenté par cette solution puisqu'il déclare que la doctrine d'Aristote « est le plus haut point que l'intelligence humaine peut atteindre », qu'elle nous a été donnée par la Providence pour nous apprendre ce qu'il est possible de savoir, etc. Mais cela ne suffit pas auprès du public musulman et il doit montrer que la philosophie péripatéticienne ne tombe effectivement pas sous le coup des accusations du docteur oriental. Il est protégé par la technicité de la plupart des questions, mais certaines ont une résonance trop grande dans l'esprit des croyants. Aussi doit-il s'en tirer par des distinguos.

Avant toute chose, il donne des gages. Non seulement il va plus loin que le Discours décisif en reconnaissant qu'une religion purement spéculative n'est pas souhaitable, mais il maintient explicitement les experts dans le cadre des institutions transmises par l'Histoire. Il y a même une sorte de justification « philosophique » de l'exclusivisme religieux par l'idée que chaque art a ses principes et qu'on ne saurait accepter ceux qui discutent des principes, notamment les plus hauts. [Note 34 : ] 

« Les sages parmi les philosophes n'ont pas licence de parler ni de disputer sur les principes religieux. Celui qui, chez eux, fait cela a besoin d'une sévère leçon. Cela parce que chaque art a ses principes et que chaque personne qui raisonne dans un tel art doit se soumettre à ses principes et ne doit pas s'y opposer par la négation ni par la destruction. L'art de la science religieuse est encore plus convenable à cela car marcher [sur les pas] des vertus religieuses est nécessaire pour eux, non pas pour l'existence de l'homme en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il est homme “sachant”. Et pour cela chacun doit se soumettre aux principes religieux, les suivre et ne pas douter de ceux qui s'y sont ancrés. Car les nier et les discuter rend vaine l'existence humaine, et de ce fait les hérétiques doivent être tués », (Averroès, Tahafot ac-Tahafot. L'incohérence de l'incohérence, éd. M. Bouyges, 2e éd., Beyrouth, 1987, p. 527.) [Fin dela note.]

Il n'y a pas à supposer ici de l'hypocrisie de la part d'un « libre penseur », comme le voulait Renan. Il suffit de se rappeler qu'Averroès est un cadi et que le droit musulman a toujours et partout condamné à mort l'hérétique manifeste. L'inverse serait étonnant de la part de notre penseur. (Dominique Urvoy, Averroès, 1998, chap. VII, Qu'est-ce que la philosophie ?)

Fidéisme, Islam, Averroès, Hérétique, Condamnation à mort

Bautain (Louis)

Alors j’ai raisonné avec Aristote ; j’ai voulu refaire mon entendement avec Bacon ; j’ai douté méthodiquement avec Descartes ; j’ai essayé de déterminer avec Kant ce qu’il m’était possible et permis de connaître; et le résultat de mes raisonnemens, de mon renouvellement, de mon doute méthodique et de ma critique, a été que je ne savais rien, et que peut-être je ne pouvais rien savoir. Je me suis réfugié avec Zénon dans mon for intérieur, dans ma conscience morale, cherchant le bonheur dans l’indépendance de ma volonté ; je me suis fait stoïcien. Mais ici encore je me suis trouvé sans principe, sans direction, sans but et de plus sans nourriture et sans bonheur, ne sachant que faire de ma liberté et n’osant l’exercer de peur de la perdre. (…) Dégoûté des doctrines humaines, doutant de tout, croyant à peine à ma propre raison, ne sachant que faire de moi et des autres au milieu du monde, je périssais consumé par la soif du vrai, dévoré par la faim de la justice et du bien et ne les trouvant nulle part ! — Un livre m’a sauvé ; mais ce n’était point un livre sorti de la main des hommes ! Je l’avais longtemps dédaigné et ne le croyais bon que pour les crédules et les ignorants. J’y ai trouvé la science la plus profonde de l’homme et de la nature, la morale la plus simple et la plus sublime à la fois. J’ai lu l’évangile de Jésus-Christ avec le désir d’y trouver la vérité : et j’ai été saisi d’une vive admiration, pénétré d’une douce lumière, qui n’a pas seulement éclairé mon esprit, mais qui a porté sa chaleur et sa vie au fond de mon âme. Elle m’a comme ressuscité !  (La Morale de l'Évangile comparée à la morale des philosophes, 1827, pp. 74-75)

Philosophie, Foi, Fidéisme, Christianisme, Aristote

Bautain (Louis)

Il y eut aussi en ces temps, des docteurs célèbres, des hommes d’une intelligence rare, d’un esprit puissant, tels que S. Anselme, S. Thomas-d’Aquin, appelé à juste titre l’ange de l’école, et plu­sieurs autres. Ces hommes prirent souvent un élan hardi, soutenus qu’ils étaient par les ailes de la foi ; mais l’attirail logique dont ils étaient obligés de se charger, les rabattait bientôt à terre et ils furent for­cés de se traîner péniblement, à travers la syllogis­tique, pour arriver à présenter le rapport d’une vérité à une autre sous la forme d’une conclusion ration­nelle. Du reste, on abusa tant des Ecritures sacrées et des sentences, que la raison, après les avoir long­temps exploitées comme la mine de ses argumens, voyant qu’elle en pouvait tirer tout ce qu’elle voulait parce qu’elle l’y mettait, s’en dégoûta et se mit à chercher des principes ailleurs. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, pp. 13-14)

Philosophie, Foi, Thomas d'Aquin (Saint), Anselme, Scolastique

Bautain (Louis)

Tels furent les points de départ de la philosophie moderne qui prit autorité dans le monde chrétien, alors que la raison se déclara ouvertement indépen­dante et prétendit fonder la science en elle-même et par ses propres forces.
Depuis ce temps, la philosophie est redevenue tout-à-fait païenne, partant du doute, ne croyant ou s’imaginant ne croire à rien, pas même à la première de toutes les vérités à l’existence de Dieu, pour se donner le plaisir de prouver que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, marchant à tâtons comme dit l’Apôtre, cherchant Dieu, l’immuable, l’absolu, dans les phé­nomènes de la nature qui ne sont jamais deux instants les mêmes ou transportant la nature en Dieu. Elle n’a plus de rapport avec cette sagesse éternelle, ai­mée de Pythagore, reconnue par Platon, proclamée par Salomon, et que Paul annonçait aux parfaits : non-seulement elle ne la connaît plus, mais elle re­pousse tous les moyens par lesquels cette source de toute science se communique à l'homme. Aussi, que cette philosophie ait continué à suivre le chemin du rationalisme avec Descartes, qu’elle ait essayé toutes les voies de l’empirisme sur les traces de Bacon et de Locke, ou qu’elle soit rentrée dans la sphère du pla­tonisme avec le génie spéculatif de l’Allemagne, ou enfin qu’en désespoir de cause elle soit redevenue éclectique ou néo-platonique de nos jours, toujours est-il qu’elle n’arrive à autre chose qu’au renouvelle­ment des systèmes et des erreurs déjà épuisés par les anciens. Elle se vante de rechercher la vérité dont, au fond, elle s’inquiète peu, à l’existence de laquelle elle croit à peine, puisqu’elle prétend n’y croire qu’à la condition de l’évidence ou de la démonstration. Ne pouvant s’élever jusqu’à la source de toute vérité et ne voulant point la reconnaître dans son expression, elle la cherche dans les opinions incertaines et dans les pensées flottantes des hommes ; elle travaille sans cesse à détruire pour reconstruire, à faire table rase pour bâtir de nouveau ; elle doute de ce qu’elle avait affirmé, elle abat ce qu’elle avait élevé, elle prétend expliquer l’homme et le monde, refaire la science et la société, et quand elle se met à l’œuvre pour édifier, elle n’a ni base, ni plan, ni but. Ce qu’on appelle philosophie de nos jours n’est vraiment plus qu’un instrument de destruction, servant à ébranler, à sa­per, à renverser. C’est par là que ces systèmes et ces doctrines sont foncièrement en opposition avec l’es­prit du Christianisme, qui est essentiellement conservateur. C’est le panthéisme en opposition avec le théisme; c’est l’esprit du monde en contradiction avec l’esprit de l’Évangile ; c’est la continuation de la lutte entre l’idolâtrie et les adorateurs du vrai Dieu.
L’Église chrétienne persiste cependant au milieu de ce débordement d’opinions, de sophismes et de pas­sions. Immuable dans sa foi et sa doctrine, ferme dans sa confiance et dans son espérance, active dans sa.charité, elle subsiste dans son gouvernement et sa hiérarchie ; elle est au fond la même qu’au jour de sa naissance. Mais, comme vous l’avez remarqué, il manque quelque chose à la plupart de ses ministres, quelque chose que l’état de la société, à laquelle ils doivent annoncer la parole du salut, réclame im­ périeusement: c’est la science de l’homme, de sa na­ture, de ses rapports et de sa loi, c’est la science historique de l’humanité, c’est la philosophie chré­tienne en un mot. On peut être bon Chrétien par la foi seule, sans aucune science explicite ; car qui a le plus a le moins, et j’adhère de tout mon cœur à la parole du Maître : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! · Mais il n'en est pas moins vrai qu’il faut une science profonde pour enseigner à des intel­ligences éclairées une doctrine profonde ; que c’est par la connaissance des choses sensibles et de leurs lois que l’homme est préparé à la foi et à la compré­hension des choses intelligibles, et qu’une société engouée comme la nôtre de la philosophie païenne, envahie par des doctrines superficielles ou erronées, enchantée par les connaissances naturelles, ne peut être ramenée au goût du vrai, du beau et du bien que par un enseignement vaste et profondément scienti­fique. De pauvres pêcheurs furent envoyés pour prê­cher l’Évangile aux pauvres, après avoir été instruits eux-mêmes par Celui qui est la voie, la vérité et la vie : mais il a fallu un Apôtre savant pour évangéliser la Grèce et l’Italie savantes ; il a fallu la vertu et la science de la sagesse divine pour confondre les vains discours de la sagesse humaine. C’est dans l'insuffisance et l’im­perfection des études qu’on fait faire à la jeunesse, au moment où elle se prépare à entrer dans le monde ou dans l’Église ; c’est dans le fond et dans la forme de l’enseignement philosophique, qui n’est plus en har­monie avec l’état du siècle et les besoins des esprits, et que les uns s’obstinent à conserver, tandis que les autres l’abandonnent à l’arbitraire ; oui, c’est ici que se trouve la cause principale de la maladie qui ronge la société ; c’est ici que se montre la plaie profonde que le rationalisme a faite à l’Église et qu’il agrandit tous les jours. Pour vous convaincre de cette triste vérité, il nous suffira d’examiner rapidement ce qui est en­seigné sous le nom de philosophie dans nos écoles. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, pp. 16-19)

Philosophie, Foi, Fidéisme, Philosophie chrétienne

Bautain (Louis)

Les philosophes ? Des idéologues. Napoléon contre la philosophie... selon Bautain.

Quand, après la crise, politique l’ordre commença à se rétablir, quand les grandes institutions sans lesquelles il n’y a point de société, eurent été repo­sées sur leurs bases naturelles par la main puissante d’un homme que la Providence suscita pour tirer la France de l’anarchie, on songea à reconstituer l’instruction publique. Les écoles furent organisées en un vaste système, dont le chef de l’État tenait la clef, et toute la jeunesse française dut être dressée et formée comme un seul homme pour servir d’instrument à sa volonté. La France était tombée de l’anarchie sous le despotisme, et après avoir tant crié : Liberté ! elle s’estimait heureuse de trouver quelque repos dans la servitude. Il est clair qu’en de telles circonstances, il n’y avait pas d’encouragement à espérer pour la philosophie. Celui qui commandait et dont la mission était de rétablir l’ordre, n’était pas d’humeur à tolérer ces discours sophistiques, ces théories subtiles, dont le résultat est toujours de troubler et d’agiter les esprits en remuant les fondemens des institutions et en remettant les principes de la société en questionD’un mot il imposa silence aux idéologues, disciples et successeurs de Condillac, qui prenaient, comme lui, de la grammaire pour de la métaphysique, et faisaient, sans le savoir, du panthéisme, du maté­rialisme en guise de morale. Le grand homme ne voulut même pas qu’il entrât des philosophes dans son Institut; et quand il établit l’Université, il en confia la direction à un des plus beaux esprits du temps, à un homme distingué par son goût exquis, par sa parole gracieuse et la noblesse de ses manières, à un poète, à un orateur auquel la philosophie importait peu, et qui en effet ne s’en inquiéta guère tant qu’il fut à la tête de l’instruction publique. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, pp. 22-23)

Philosophie, Liberté, Napoléon, Anarchie, Despotisme, Instruction publique

Bautain (Louis)

Que faudrait-il pour remédier à un mal aussi grave, aussi profond ? Rien moins qu’un coup de Providence pour désabuser la théologie rationnelle de l’illusion de sa puissance et de ses arguments. Il faudrait dans les écoles chrétiennes des études préparatoires plus fortes et plus variées, suivies d’un enseignement philosophique qui ne soit plus déiste ni païen, mais religieux et vraiment chrétien. Il faudrait une métaphysique basée non sur la no­tion vague et indéfinie de l’être en général, mais sur la foi au Principe universel tel que le symbole chrétien le propose, sur la foi au Dieu unique, au Dieu père, Fils et Esprit ; car, et je vous engage à bien re­marquer ceci, si vous n’admettez pas avec l’idée du Un absolu, celle de son éternelle génération en lui-même, vous n’aurez jamais qu’une métaphysique panthéistique. Dieu sera toujours pour vous l’âme du monde, l’esprit du monde ; le monde sera toujours le corps ou la forme de Dieu, l’accident de la subs­ tance divine, l’existence de l’être Dieu, son émana­tion, son évolution, etc. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, p. 93)

Philosophie, Fidéisme, Scolastique, Panthéisme, Un

Ockham (sur)

À partir de Guillaume d’Ockham l’émancipation de la pensée philosophique est complète ; avec Nicolas d’Autrecourt, elle devient pleinement consciente d’elle-même (E. Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, p. 672), cité par L. Jerphagnon, Histoire de la pensée, 2009, p. 517.

Philosophie, Théologie

Marx

"Marx était un progressiste, c'était un enfant des Lumières, la seule chose qui comptait pour lui, c'était la liberté." Yanis Yaroufakis, Ancien ministre des finances grec, dans De Marx aux marxistes, Documentaire Arte, à 0"41', 

Progrès, Liberté, Lumières (les)

Paul Lafargue

Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres. (Paul Lafargue est le mari de Laura Marx, fille de Karl Marx, elle se suicide avec son mari)

Liberté, Mort, Suicide

Sartre

 

ORESTE

(...) Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ? Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ?

LE PÉDAGOGUE

Que faites-vous de la culture, monsieur ? Elle est à vous, votre culture, et je vous l'ai composée avec amour, comme un bouquet, en assortissant les fruits de ma sagesse et les trésors de mon expérience. Ne vous ai-je pas fait, de bonne heure, lire tous les livres pour vous familiariser avec la diversité des opinions humaines et par­ courir cent Etats, en vous remontrant en chaque circonstance comme c'est chose variable que les mœurs des hommes ? A présent vous voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affran­chi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans reli­gion, sans métier, libre pour tous les engage­ments et sachant qu'il ne faut jamais s'engager, un homme supérieur enfin, capable par surcroît d'enseigner la philosophie ou l'architecture dans une grande ville universitaire, et vous vous plaignez !

ORESTE

Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m'as laissé la liberté de ces fils que le vent arrache aux toiles d'araignée et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas plus qu'un fil et je vis en l'air. Je sais que c est une chance et je l'apprécie comme il convient. (Un temps.) Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n'ont pas le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et s'écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi, la joie d'aller quelque part ? Et il y en a d'autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur le poids d'images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance, à cinq ans, à sept ans... C'est bon : ce ne sont pas des hommes supérieurs. Je savais déjà, moi, à sept ans, que j'étais exilé ; les odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits, les tremblements de la lumière, je les laissais glisser le long de mon corps et tomber autour de moi ; je savais qu'ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs. Car les souvenirs sont de grasses nourritures pour ceux qui possèdent les maisons, les bêtes, les domesti­ques et les champs. Mais moi... Moi, je suis libre, Dieu merci. Ah ! comme je suis libre. Et quelle superbe absence que mon âme. (Les Mouches, 1947, pp. 122-123)

Acte, Liberté, Engagement, Puissance

Sartre

" "Penser, c'est ne pas être dans le mouvement", à partir de là, on peut tirer finalement tout Sartre. Ne pas être [en mouvement], c'est la liberté, c'est ce pouvoir de recul par rapport au monde. Qu'est-ce que ce pouvoir de recul pour Sartre ? La pensée, c'est l'écriture. Et quand prononce-t-il cette phrase ? Au moment, précisément, où il est soliscité par de jeunes maos [maoïstes] qui veulent qu'il adhère complètement à un mouvement qu'il soutient et qu'il retient en même temps. Mais il veut garder sa resèrve. Pour lui, ce qu'il nous donne, c'est que, appartenir à quelque chose, c'est ne pas appartenir, c'est être en recul, et ce recul, c'est la liberté." Juliette Simont dans Les chemins de la philosophie, 7/6/2013, à 15"21.

Liberté, Puissance

Sartre

J.-P. S. – Cette vérité je ne la connaissais pas encore tout entière, loin de là. Je ne la connaissais pas du tout. Mais je l'apprendrais au fur et à mesure. Je l'apprendrais moins en regardant le monde qu'en combinant les mots. En combinant les mots, j'obtiendrais des choses réelles. S. de B. – Comment ça ? C'est important. J.-P. S. – Eh bien ! je ne savais pas comment. Mais je savais que la combinaison des mots, ça donnait des résultats. On les combinait et puis il y avait des groupes de mots qui donnaient une vérité. S. de B. – Ça, je ne comprends pas très bien. J.-P. S. – La littérature consiste à grouper des mots les uns avec les autres : je ne m'occupais pas encore de la grammaire et de tout ça. On combine par l'imagination, c'est l'imagination qui crée des mots comme... « à rebrousse-soleil ». Parmi ces groupes de mots, certains étaient vrais.

Nature, Vérité, Homme, Liberté, Art

Baudelaire

La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C’est l’individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne.
Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. 
Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés belges.
Il y a aussi des gens qui ne peuvent s’amuser qu’en troupe. Le vrai héros s’amuse tout seul. 

(Mon coeur mis à nu, n°15)

Progrès, Communisme, Individu, Liberté, Bien-pensance

Baudelaire

Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire.
Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire ou l’antipoète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle. (Mon coeur mis à nu, n°28)
Alfred de Musset aura la même ranqueur à propos de Voltaire dans Rolla IV.

Poésie, Voltaire, Rationalisme

Baudelaire

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage ! Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ? (Oeuvres posthumes, Fusées XXI)

Progrès, Homme, Pessimisme, Animalité

Sartre

[A propos du prix Nobel de littérature : ] La hierarchie, c'est ce qui détruit la valeur personnelle des gens. Etre au-dessus ou en-dessous, c'est absurde. (Entretiens avec Sartre)

Hiérarchie

Sartre

S. de B. – Je voudrais revenir sur votre orgueil. Que vous soyez orgueilleux ça ressort très évidemment de l'ensemble de nos conversations ; mais comment définiriez-vous votre orgueil ? J.-P. S. – Je pense que ce n'est pas un orgueil qui porte sur ma personne, Jean-Paul Sartre, individu privé, mais plutôt sur les caractéristiques communes à tous les hommes. Je suis orgueilleux de faire des actes qui ont un commencement et une fin, de changer une certaine part du monde dans la mesure où j'agis, d'écrire, de faire des livres – tout le monde n'en fait pas mais tout le monde fait quelque chose – bref, mon activité humaine, c'est de cela que je suis orgueilleux. Non pas que je la trouve supérieure à une activité quelconque mais c'est une activité. C'est l'orgueil de la conscience se développant comme un acte ; sans doute cela porte aussi sur la conscience comme subjectivité mais c'est en tant que cette subjectivité produit des idées, des sentiments. C'est le fait d'être un homme, un être né et condamné à mourir, mais entre les deux agissant et se distinguant du reste du monde par son action et par sa pensée qui est aussi une action, et par ses sentiments qui sont une ouverture vers le monde de l'action ; c'est par tout ça, quels que soient ses sentiments, quelles que soient ses pensées, que je trouve qu'un homme doit se définir ; pour tout dire, je ne comprends pas que les autres hommes ne soient pas aussi orgueilleux que moi étant donné que ça me paraît un caractère naturel, structural de la vie consciente, de la vie en société... (...) Cet orgueil est lié au fait même de penser, d'agir. Par là on révèle la réalité humaine et ça s'accompagne d'une conscience de l'acte qu'on fait, dont on est content et fier. Je pense que c'est ça l'orgueil qu'on devrait rencontrer chez tout le monde. (...) Les possibilités d'avoir de l'orgueil sont actuellement plus données dans une classe, la classe d'oppression, la classe bourgeoise, que dans une autre, la classe des opprimés, la classe prolétaire ; mais en fait tout homme me semble pouvoir être doté de cet orgueil. Les circonstances sociales font que c'est plus facile pour certains bourgeois que pour des prolétaires qui sont humiliés et offensés ; alors ils ont autre chose que l'orgueil, ils ont l'exigence d'un orgueil ; ils sentent la place vide de cet orgueil qu'ils devraient avoir, et dans la révolution ils réclament d'avoir l'orgueil d'être hommes. Il y a des prolétaires, des paysans dont on voit à travers leurs actes et leurs paroles qu'ils ont gardé de l'orgueil. Ce seront des révolutionnaires, ces gens-là. S'ils ont le dos courbé, le dos rond comme on dit, c'est malgré eux. (Entretiens avec Sartre)
[Ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la fierté, une joie dont la source provient d’avoir amené certaines actions jusqu’à leur terme. La perfection de l’acte. - Il y a une vue romantique, imaginative, du prolétaire. Il y a de la fierté à faire son travail de la meilleure manière possible, quel que soit son travail. Il y aura toujours des métiers dont les réalités concrètes sont moins nobles que d'autres. Bien sûr plus l’activité est qualitative, plus son achèvement rend fier, mais cela n’enlève rien à l'expérience de la fierté d’une activité qu’on mène à terme, à sa perfection, et par là, à sa propre perfection.]

Orgueil, Acte, Perfection

Sartre

On ne peut vouloir écrire que pour écrire des choses parfaites. (Entretiens avec Sartre)

Acte, Perfection

Sartre

Je ne veux pas dire qu'il ne faille pas de style ; je me demande simplement si le grand travail sur les mots est nécessaire pour créer un style. (...) Dans le fond, je crois que les choses les mieux écrites ont toujours été écrites sans trop de recherche. (Entretiens avec Sartre)

Style, Technique

Sartre

Le risque de l'élégance, c'est de séparer de sa vérité, l'objet. S'il est trop élégant, il ne dit plus ce qu'il voudrait dire. (Entretiens avec Sartre)

Vérité, Style, Elégance

Sartre

[Au début,] la philosophie avait [pour moi] un rapport avec la vérité, avec les sciences, qui m'ennuyaient. (Entretiens avec Sartre)

Vérité, Philosophie

Sartre

S. de B. – Dans L'Imaginaire, il y avait déjà cette idée de néant ; vous ne pouviez pas vous empêcher de l'approfondir. J.-P. S. – J'y exprimais mon idée essentielle, j'optais pour le réalisme depuis mon année de philosophie. L'idéalisme m'avait déplu profondément quand on me l'avait enseigné. J'ai eu deux années de philosophie importantes : la première, et l'année de première supérieure, la khâgne. En hypo-khâgne, au contraire, j'avais un professeur que je ne comprenais pas. J'ai fait deux bonnes années de philosophie avant d'entrer à l'Ecole normale et là, je n'avais qu'une idée, c'est que toute théorie qui ne disait pas que la conscience voit les objets extérieurs comme ils sont, était vouée à l'échec ; c'est ça qui finalement m'a fait aller en Allemagne quand on m'a dit que Husserl et Heidegger avaient une manière de saisir le réel tel qu'il était. (Entretiens avec Sartre)

Idéalisme, Réalisme, Réel

Sartre

On regarde l'objet littéraire comme valable pour tous, mais sans tenir compte de son contenu anecdotique. Les détails deviennent des symboles. Tel fait particulier vaut pour une série de faits qui caractérisent telle société ou plusieurs sortes de sociétés. L'objet qui était limité passe à l'universel. De sorte que quand on écrit un texte engagé, on se soucie d'abord du sujet qu'on a à traiter, des arguments qu'on a à donner, du style qui rendra les choses plus accessibles, plus percutantes pour les contemporains, et on ne va pas s'amuser à penser à ce que vaudra le livre quand il ne fera plus agir personne. Mais il y a quand même une vague arrière-pensée qui fait qu'on considère que l'œuvre, si elle a réussi son coup, aura un rebondissement dans l'avenir sous une forme universelle ; elle ne sera plus efficiente, elle sera considérée comme un objet gratuit, en quelque sorte ; tout se passera comme si l'écrivain l'avait écrite gratuitement et non pour sa valeur précise d'action sur un fait social précis. C'est ainsi qu'on admire des œuvres de Voltaire pour leur valeur universelle alors que, du temps de Voltaire, ses récits tiraient leur valeur d'une certaine perspective sociale ; donc il y a deux points de vue, et l'auteur les connaît tous les deux quand il écrit. Il sait qu'il écrit quelque chose de particulier, qu'il participe à une action, il n'a pas l'air d'utiliser le langage pour le plaisir d'écrire ; et cependant au fond, il pense qu'il crée une œuvre qui a une valeur universelle qui est sa vraie signification bien qu'elle ait été publiée pour réaliser une action singulière. (Entretiens avec Sartre)

Vérité, Universel, Particulier

Simone de Beauvoir

Si j’avais souhaité autrefois me faire institutrice, c’est que je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue ; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? Je m’intéressais à la fois à moi, et aux autres ; j’acceptais mon « incarnation » mais je ne voulais pas renoncer à l’universel : ce projet conciliait tout ; il flattait toutes les aspirations qui s’étaient développées en moi au cours de ces quinze années. (Simone de Beauvoir, Mémoire d'une jeune fille bien rangée, Deuxième partie)
[Prétendre être sa propre cause et sa propre fin : et l'autre dans tout cela ??? - S'assurer de l'immortalité par des romans :  une vanité peu commune. - Faire cadeau à l'humanité de livres nourris de sa propre histoire : une prétention incroyablement orgueilleuse et naïve ?]

Idéalisme, Création de soi, Orgueil

Sartre

Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. (Sartre, L'existentialisme est un humanisme)
[On pose l'affirmation "il n'y a pas de nature humaine" pour que chaque individu puisse vivre librement sa vie sans qu'une prédétermination naturelle ne lui impose quoique ce soit a priori, l'homme est créateur de lui-même.]

Création de soi, Existence, Nature humaine, Liberté

Simone de Beauvoir - Interview à Radio Canada, 1959

[Tout le passage regorge d'absurdités ...]

*     *     *

Quelle sont les valeurs que vous reconnaissez à l’homme ?

L’homme lui-même. Nous pensons, et c’est un des points les plus importants de l’existentialisme, que l’homme est la raison d’être de l’homme, son avenir et la fin-même de toutes ses activités, c’est à dire que nous trouvons bien tout ce qui sert aux intérêts et au bonheur et au développement de l’homme et mauvais tout ce qui va contre. C’est là la base absolument fondamentale de notre éthique ou même notre morale.

Alors, il est à la fois sa cause et sa fin ?

Peut-être pas sa cause mais certainement sa fin, mettons sa raison d’être.

Alors, sa cause ?

C’est une question métaphysique que je ne suis pas apte ici à résoudre. L’homme est là, nous ne posons pas les questions métaphysiques pas plus que bien des philosophes depuis Kant, ils ont décidé de ne pas la poser, nous sommes là, et ce qui nous intéresse c’est de savoir que faire de nous.

Maintenant, dans la conception du monde de cet homme existentialiste, Dien n’est pas présent…

Pas dans l’existentialisme sartrien, dans l’existentialisme de M. Gabriel Marcel oui. Mais dans l’existentialisme de Sartre, il n’y a pas de Dieu, nous sommes des athées.

Alors qu’est-ce qui fait que l’homme accepte de vivre, accepte de poser des gestes, qu’est ce qui dirige ses gestes ?

C’est le souci des autres hommes en grandes parties, le souci de son propre bonheur, les deux étant liés de manière à peu près inextricable parce que je crois que chacun est lié à tous et personne ne peut se réaliser sinon à travers et avec les autres, rien n’est fait de valable pour et par les autres sinon à partir de quelque chose qu’on a également profondément ancré en soi-même.

[Ce qui est très étonnant, c'est qu'elle ne répond pas réellement à la question, excepté "le souci des autres" qui reste même là assez vague. Les deux autres réponses qu'elle donne sont "le souci de son propre bonheur" et "quelque chose qu'on a profondément ancré en soi-même", ce qui ressemble sérieusement à une réponse de quelqu'un qui ne peut répondre. Le "souci" et "quelque chose ancré en soi" ne disent rien de ce qui rend l'homme réellement heureux. Et pour cause puisque tout doit rester ouvert, tout doit être possible, tout doit être objet de liberté. Ce qu'on déterminerait en donnant une réponse minerait le principe de liberté absolue ... Elle dit à la fin : "Il n'y a pas de nature humaine..." et donc pas de fin propre à cette nature. Tout est maléable, du début jusqu'à la fin ... ]

Les mots de bien et de mal, qu’est-ce qu’ils signifient pour vous ?

Je viens de vous dire que nous trouvons bien tout ce qui d’une certaine façon sert l’homme, sert d’abord ses besoins, son bonheur, sa liberté, le développement de sa vie et nous trouvons mal tout ce qui entrave cela.

(…)

Dans un autre contexte vous avez dit que l’amour était le renoncement de toute possession, ce qui semble contredire…

Quand est-ce que j’ai dit ça ?

Je crois que c’est dans Le deuxième sexe.

Peut-être.

Est-ce que vous acceptez ce…

Euh… Je pense qu’aimer c’est ne pas vouloir posséder, en effet, je pense qu’aimer c’est vouloir créer avec un autre être des liens qui ne sont pas des liens de possession au sens où on possède, je ne sais pas moi, les vêtements qu’on porte ou ce qu’on mange.

Mais la jalousie est quand même un fait…

Ah oui.

Est-ce que nous ne sommes pas tous jaloux un jour ou l’autre, même vos propres héros sont jaloux ?

Bien sûr !

Est-ce que la jalousie ne contredit pas un peu cette idée que vous avez de l’amour ?

Il y a tant de formes d’amour, tant d’espèces de jalousie. Il y a des jalousies qui sont mesquines, il y a des jalousies qui sont très hautes, il y a toutes espèces de jalousie, il y en a qui sont possessives, il y en a qui sont encore tout à fait autre chose, il y en a qui sont simplement des compensations parce qu’on sent plus ou moins qu’on est en train de rater quelque chose dans son existence, alors à ce moment-là, on reporte tout sur l’amour et sur l’être aimé. En principe, je ne pense pas que la jalousie, dès qu’elle prend une forme un peu violente, donc un peu morbide, soit un sentiment qui enrichisse beaucoup. Ceci dit, il y a une liaison très nette de la jalousie à l’amour et quand on veut créer un rapport singulier, exceptionnel avec un être, ce rapport se trouve nié si cet être s’allie avec quelqu’un d’autre. Je ne suis pas contre la jalousie, mais je ne pense pas que ce soit la forme la plus vraie et la plus haute de l’amour.

(...)

Il n'y a pas de nature humaine...

 

 

Existentialisme, Kant

Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir : "Chaque fois que je revois la Provence, je reconnais mes raisons de l’aimer ; elles ne justifient pas la manie dont un souvenir me fait mesurer, non sans stupeur, l’acharnement. Ma sœur vint à Marseille à la fin de novembre ; je l’initiai à mes nouveaux plaisirs comme je l’avais associée à mes jeux d’enfant ; nous vîmes sous le grand soleil l’aqueduc de Roquefavour, nous nous promenâmes en espadrilles dans la neige autour de Toulon ; elle manquait d’entraînement, elle eut des ampoules qui la firent souffrir, mais elle ne se plaignait jamais et marchait à mon pas. Un jeudi, arrivant vers midi à la Sainte-Baume, la fièvre la prit ; je lui dis de se reposer à l’hospice, d’y boire des grogs en attendant le car qui descendait quelques heures plus tard sur Marseille, et je terminai seule ma course. Le soir, elle se mit au lit avec la grippe et un remords m’effleura. Aujourd’hui, j’ai peine à concevoir comment je l’abandonnai frissonnante, dans un lugubre réfectoire. En général, je me souciais d’autrui, et j’aimais beaucoup ma sœur. « Vous êtes une schizophrène », me disait souvent Sartre : au lieu d’adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire ; à la Sainte-Baume, en effet, je niai l’existence de ma sœur plutôt que de m’écarter de mon programme : elle avait toujours si fidèlement servi mes plans que je ne voulus pas même envisager que cette fois-ci elle les dérangeât. Cette « schizophrénie » m’apparaît comme une forme extrême et aberrante de mon optimisme ; je refusais, comme à vingt ans, que « la vie eût d’autres volontés que les miennes »." (La force de l'âge, Chap. II)

Egoïsme, Idéalisme, Création de soi, Réel

Fabrice Luchini

Fabrice Luchini -  Question : La culture est donc un bien essentiel ? Cette notion globale de la culture me laisse perplexe. On a beaucoup entendu : « C’est essentiel, nous sommes des êtres de culture. » La culture ! La culture ! Doucement, calmons-nous un peu. Il y a des gens qui vivent très bien sans lire Pascal, et, d’ailleurs, ils vivent peut-être mieux. Baudelaire, ça peut être une plongée dans le spleen pour certains : « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux… » Dire que Baudelaire est essentiel ou Rimbaud ou Verlaine, je veux bien, mais leurs vies sont pathétiques. Baudelaire avait la syphilis et a senti le vent de l’imbécillité lui tomber sur la tête, Verlaine demandait aux directeurs d’hôpitaux d’être hébergé pour la nuit parce qu’il ne savait pas où dormir et Rimbaud errait dans le désert avec des fusils enrayés pour poursuivre des affaires qui ne marchaient jamais. Baudelaire qui murmure : « Sois sage, ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille », je pense que ce n’est pas évident d’entendre ça. Il y a du tragique dans la littérature. Mais comme dirait Nietzsche, « nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». Moi, je pense comme Péguy : « Je suis Français, qu’est-ce que ça veut dire ? – C’est apprendre une fable de La Fontaine. » - (Figaro Magazine, 11 juin 2021)

Culture, Vérité, Art

Molière

"Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite,
N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite ;
Le caprice y prend part, et quand quelqu'un nous plaît,
Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.
Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagesse,
Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse;
Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.
Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,
Et ne vous servez point de cette violence
Que pour vous on veut faire à mon obéissance."

(Molière, Les Femmes Savantes, Acte V, Scène 1)

Amour, Liberté, Libre arbitre

Aristote - L'ami me fait mieux penser et mieux agir

"L'amitié d'ailleurs est un secours aux jeunes gens, pour les préserver de l'erreur ; aux vieillards, pour leur assurer des soins et suppléer à leur manque d'activité dû à la faiblesse ; à ceux enfin qui sont dans la fleur de l'âge (ἐν ἀκμῇ), pour les inciter aux nobles belles actions (τὰς καλὰς πράξεις) : "Quand deux vont de compagnie..." (Homère), car on est alors plus capable à la fois de penser (νοῆσαι) et d'agir (πρᾶξαι)." (Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155a, Ed. Tricot, p. 382)

... τοῖς τ᾽ ἐν ἀκμῇ πρὸς τὰς καλὰς πράξεις: “σύν τε δύ᾽ ἐρχομένω:” καὶ γὰρ νοῆσαι καὶ πρᾶξαι δυνατώτεροι.

Action, Intellect / Intelligence, Amitié, Jeunesse, Vieillesse

Aristote - La sagesse est la vertu offrant le plus de plaisir

 "On pense encore qu'un plaisir doit être mêlé au bonheur, or parmi les activités selon la vertu, celle qui est la plus source de plaisir, unanimement (ὁμολογουμένως), c'est l'activité selon la sagesse." (Ethique à Nicomaque, X, 7, 1177a 20, Traduction originale)

"Nous pensons encore que du plaisir doit être mélangé au bonheur ; or l'activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu." (Ethique à Nicomaque, X, 7, 1177a 20, Traduction Jule Tricot)

οἰόμεθά τε δεῖν ἡδονὴν παραμεμῖχθαι τῇ εὐδαιμονίᾳ, ἡδίστη δὲ τῶν κατ᾽ ἀρετὴν ἐνεργειῶν ἡ κατὰ τὴν σοφίαν ὁμολογουμένως ἐστίν

Le mot ὁμολογουμένως (homo-logoumenôs) est très frappant, plus littéralement on pourrait traduire :

sur ce sujet : "même parole", ou "même avis" ou mieux encore "tout le monde le dit"

"on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité..." , le "on admet" traduit le mot δοκεῖ  (dokei) qui marque l'opinion généralement admise, la doxa. Cela semble montrer qu'à cette époque la sagesse était généralement considérée comme l'une des meilleures activités à laquelle on pouvait s'adonner. 

Bonheur, Sagesse, Plaisir, Vertu