Bernanos - La technique est a-morale mais peut tuer toute vie intérieure

Chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !

Lorsque j’écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu’ils auraient sans doute agi de la même manière s’ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l’avenir. L’objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu’on met en cause la Machinerie, c’est que son avènement marque un stade de l’évolution naturelle de l’Humanité ! Mon Dieu, oui, je l’avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la Machinerie n’oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. (Bernanos, La France contre les robots, pp. 121-123, Bibliothèque numérique romande)

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Max Weber - Le primat de l'efficacité et de l'action chez Calvin

La faute vraiment condamnable d’un point de vue moral était de se reposer sur ses possessions, de jouir de ses richesses et de tomber ainsi dans l’oisiveté et les plaisirs charnels, et surtout d’être détourné de l’aspiration à une vie « sainte ». Ce n’est que dans la mesure où la possession recelait un tel péril qu’elle était réprouvée. Le « repos éternel du saint » était dans l’au-delà ; sur terre, en revanche, l’homme devait, pour s’assurer de son état de grâce, « exécuter jusqu’à la tombée du jour les œuvres de celui qui l’avait envoyé ». Seule l’action, et non l’oisiveté et la jouissance, permettait d’augmenter la gloire de Dieu, selon la volonté qu’il avait révélée sans équivoque possible. Dilapider son temps était donc le premier et le plus grave des péchés. Le temps de la vie était infiniment bref et précieux pour qui voulait « conforter » sa propre vocation. La perte de temps induite par la sociabilité, les « vains bavardages », le luxe, et même par un sommeil plus long qu'il n’était nécessaire pour être en bonne santé — entre six et huit heures tout au plus —, étaient absolument répréhensibles d’un point de vue moral. (L'éthique protestante et l’esprit du Capitalisme, pp. 254-255).

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Max Weber - Le travail comme fin en soi chez Baxter (calviniste modéré)

Une exhortation toujours recommencée et parfois presque pathétique à travailler durement et sans relâche, qu’il s’agisse d’un travail physique ou intellectuel, traverse ainsi le grand livre de Baxter. Deux motifs se conjuguent ici. Le travail est d’abord la vieille méthode ascétique éprouvée, valorisée depuis toujours par l’Eglise d’Occident, [par opposition non seulement à l'Orient, mais aussi à presque toutes les règles monastiques du monde entier]. Il est notamment le moyen de prévention adéquat de toutes les ten- tations que le puritanisme résume dans la notion de « unclean life » — et son rôle n’est pas mince. L’ascèse sexuelle des puritains ne se distingue de l’ascèse monastique que par son degré, mais repose sur le même principe ; dans la mesure où elle s’applique aussi à la vie conjugale, sa portée est même plus considérable encore. Le commerce sexuel n’est en effet autorisé, même au sein du mariage, qu’en tant qu'instrument voulu par Dieu pour l’augmentation de sa gloire, conformément au commandement : « Soyez féconds, multipliez.» Contre les tentations sexuelles, la prescription est la même que pour combattre les doutes religieux et les scrupules qui tenaillent la conscience: outre un régime sobre, la suppression de la viande et les bains froids, il faut « travailler dur dans [son] métier ». 

Cependant, le travail est aussi et surtout la fin en soi de la vie, prescrite par Dieu. Le principe de saint Paul, « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », s'applique à tous et ne connaît pas d’exception. Le fait de rechigner au travail est le symptôme d’une absence d’élection.
On voit bien ce qui sépare une telle attitude de celle qui prévalait au Moyen Âge. Thomas d’Aquin avait lui aussi commenté la phrase de saint Paul. Mais pour lui, le travail n’était nécessaire que naturali ratione, pour préserver la vie de l’individu et de lespèce. (L'éthique protestante et l’esprit du Capitalisme, pp. 258-261).

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Tchernychevski, le mouvement, la réalité, la vie, le travail

Bientôt, Vera a un deuxième songe, nouvelle allégorie de la Révolution, dans lequel Alexandre Kirsanov explique que

« le mouvement est la réalité, parce que le mouvement c’est la vie, et réalité et vie ne font qu’un. Mais la vie a pour élément moteur le travail, c’est pourquoi le principal élément de la réalité est le travail, et le plus sûr indice de la réalité est l’efficacité. […] L’absence de mouvement est absence de travail, parce que le travail est, anthropo-logiquement analysé, la forme fondamentale du mouvement qui donne base et contenu à toutes les autres formes ». (Que faire ?, 1863)

Une présentation de la dialectique, du matérialisme et du prolétariat qui préparait, chez Vladimir, le chemin à l’adoption du marxisme.

(Stéphane Courtois, Lénine, l'inventeur du totalitarisme, 2017, chap. 3 : Tchernychevski et la matrice de la régénération révolutionnaire.)

Lénine connaissait par coeur ce roman qui avait d'abord inspiré son frère Alexandre.

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