Nul n’est apte à la doctrine évangélique, s’il n’est soumis au joug de l’obéissance ; c’est pourquoi deux bœufs valent mieux qu’un seul pour tirer le même joug. C’est pourquoi, dans ces derniers temps, deux Ordres ont été institués, le mystère en avait déjà été figuré dans le premier livre des Rois, au chapitre six, par les deux vaches pleines portant l’arche du Seigneur depuis la terre des Philistins. Il est dit d’elles : « Les deux vaches allaient droit leur chemin vers Bethsamès, avançant d’un même pas, marchant et mugissant, et ne se détournant ni à droite ni à gauche. » Ainsi furent-ils unis pour tirer le joug du Seigneur : Paul à Pierre, Bernard à Benoît et François à Dominique. (Opera Omnia, IX, Sermon pour la fête du bienheureux Dominique, p. 565)
Nullus aptus est ad evangelicam doctrinam nisi iugo obedientiae suppositus, ad quod convenientius ponuntur duo quam unus bos. Ideo novissimis his temporibus duo Ordines instituti sunt, quorum mysterium praecessit in libri primi Regum sexto in duabus vaccis fetis, portantibus arcam Domini de terra Philisthiim, de quibus dicitur: Ibant in directum vaccae per viam, quae ducit Bethsames, et itinere uno gradiebantur, pergentes et mugientes, et non declinabant neque ad dexteram neque ad sinistram. Sic ergo ad trahendum iugum Domini iunctus est Paulus Petro, Bernardus Benedicto et Franciscus Dominico.
Ma réserve : On notera que c'est Paul à qui il est arrivé de corriger Pierre et que c'est Bernard qui réforme l'ordre de saint Benoït, et pas l'inverse. L'idée sous-jacente serait que François, venu un peu après Dominique, aurait parfait le principe d'un ordre mendiant. Si c'est réellement ce qu'il veut dire, le procédé est un peu fourbe.
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Plus connu, ce passage du De Hexaemëron (prêché en 1273, quelques jours avant d'accepter le cardinalat), rend plus explicite la chose :
21. Le second [ordre des contemplatifs] est celui qui s'engage dans la voie spéculative ou spéculatoire, comme ceux qui se consacrent à la spéculation de l’Écriture, laquelle n’est comprise que par des âmes pures. Car tu ne peux connaître les paroles de Paul, si tu n’as l’esprit de Paul : et pour cela il est nécessaire, que tu sois séparé dans le désert avec Moïse et que tu montes dans la montagne. À ce [mode de vie] correspondent les Chérubins. Ce sont les Prêcheurs et les Mineurs. Les uns s’appliquent principalement à la spéculation, d'où ils ont aussi tiré leur nom, et après à l’onction. Les autres [s'appliquent] principalement à l’onction et après à la spéculation. Et puisse cet amour, ou cette onction, ne jamais faire défaut aux Chérubins. – Et il ajoutait [i.e. Bonaventure], que le bienheureux François avait dit qu’il voulait que ses frères étudient, pourvu qu’ils fassentavant qu’ils enseignent. Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ? (Opera Omnia, V, De Hexaemëron, Collatio XXII, n° 21, p. 440).
21. Secundus est, qui intendit per modum speculatorium vel speculativum, ut illi qui vacant speculationi Scripturae, quae non intelligitur nisi ab animis mundis. Non enim potes noscere verba Pauli, nisi habeas spiritum Pauli: et ideo necesse est, ut sis sequestratus in deserto cum Moyse et ascendas in montem . Huic respondent Cherubim. Hi sunt Praedicatores et Minores. Alii principaliter intendunt speculationi, a quo etiam nomen acceperunt, et postea unctioni. – Alii principaliter unctioni et postea speculationi. Et utinam iste amor vel unctio non recedat a Cherubim. – Et addebat, quod beatus Franciscus dixerat, quod volebat, quod fratres sui studerent, dummodo facerent prius, quam docerent. Multa enim scire et nihil gustare quid valet?
Le mouvement est le même : on encense d'abord et on dissimule la critique ensuite : "Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ?".
Tendance à opposer dialectiquement ce qui relève de la connaissance et ce qui relève de l'amour. On est loin de la finesse avec laquelle saint Thomas ordonne et unit les deux plans... ou de l'harmonie d'un Jean de la Croix qui parle de lumière (connaissance) et de chaleur (amour) dans l'union à Dieu.
Peut-on sérieusement envisager que Dominique ou Thomas ait placé la spéculation avant la vie de prière ?
Avec Bonaventure, on a toujours un peu la même impression : on trouve cela d'abord très beau, et dans un second temps, cela paraît bavard et bancal.
Traductions : j'ai corrigé ce que j'ai obtenu par IA.
Bonaventure est fidèle à la doctrine de l'illuminisme de saint Augustin, comme on peut le voir dans son sermon pour la fête de saint Dominique. Mais une telle doctrine ne conduit-elle pas de fait à un fidéisme latent ? Si l'intervention de Dieu est nécessaire pour que l'homme puisse connaître intellectuellement les choses, n'est-ce pas ce que cela implique ?
Grok (2025-10-11) :
La doctrine de l'illuminisme chez saint Augustin, reprise et affinée par saint Bonaventure, postule en effet que toute connaissance intellectuelle véritable nécessite une illumination divine, car l'esprit humain, affaibli par le péché originel, ne peut accéder aux vérités éternelles (les idées ou formes intelligibles) sans la lumière de Dieu, qui agit comme une cause première et infaillible. Chez Augustin (par exemple, dans le De Magistro ou le De Trinitate), cette illumination est comparée à la lumière solaire qui rend visibles les objets pour l'œil : Dieu illumine l'intellect pour qu'il "voie" les vérités, rendant la connaissance possible au-delà des sens et de la raison purement naturelle. Bonaventure, dans des œuvres comme l'Itinerarium mentis in Deum ou ses Collationes in Hexaemeron, étend cela en distinguant plusieurs niveaux de lumière : la lumière extérieure (sens), intérieure (raison), supérieure (grâce) et éternelle (Dieu lui-même). Pour lui, même la philosophie (raison naturelle) dépend ultimement de cette illumination divine pour éviter l'erreur, comme on le voit dans le sermon que vous avez partagé, où la philosophie traite des "profunda" (choses profondes de la création) mais reste subordonnée à la théologie.
Cependant, cette doctrine ne conduit pas nécessairement à un fidéisme latent, du moins pas au sens strict où le fidéisme (comme chez certains réformateurs comme Luther ou chez Pascal) affirme que la raison est radicalement impuissante sans la foi révélée, et que toute connaissance certaine repose uniquement sur la révélation divine, reléguant la raison à un rôle secondaire ou illusoire. Voici pourquoi :
Autonomie relative de la raison chez Bonaventure : Bien que l'intervention divine soit requise pour toute connaissance (comme source ontologique de la vérité), Bonaventure ne nie pas la capacité de la raison humaine à connaître les vérités naturelles sans une foi explicite en la révélation chrétienne. Il intègre massivement Aristote (via Avicenne et Averroès), voyant la philosophie comme une "ancilla theologiae" (servante de la théologie) : elle peut atteindre des vérités sur la nature, l'âme ou Dieu par la raison seule, mais cette raison est "éclairée" par Dieu de manière générale (illumination commune), pas nécessairement par une grâce surnaturelle réservée aux croyants. Dans le sermon, il distingue explicitement la philosophie (pour la création) de la théologie (pour la recréation par la grâce), et cite Augustin pour affirmer que l'intellect voit les intelligibles dans une "lumière incorporelle" disposée par le Créateur, sans impliquer que cela requiert la foi chrétienne pour toute cognition. Les philosophes païens comme Aristote ou Platon ont ainsi pu atteindre des vérités partielles, même si incomplètes sans la révélation.
Distinction entre illumination et fidéisme : L'illuminisme est une théorie épistémologique ontologique (Dieu est la cause première de toute vérité, comme lumière infaillible), pas un fidéisme qui subordonne toute connaissance rationnelle à la foi révélée. Bonaventure insiste sur la coopération entre raison et foi : la raison peut démontrer l'existence de Dieu ou les principes éthiques naturels (via la lumière naturelle), mais la foi élève et corrige la raison pour les mystères surnaturels (Trinité, Incarnation). Si cela impliquait un fidéisme, Bonaventure n'aurait pas défendu l'usage de la philosophie dans la théologie, ni n'aurait-il écrit des traités rationnels comme le Breviloquium. Au contraire, il critique les excès rationalistes (comme chez Averroès) tout en évitant un anti-rationalisme pur.
Risque d'un fidéisme latent ? : Certains commentateurs modernes (comme Étienne Gilson ou John F. Quinn) notent un potentiel "fidéisme modéré" chez Bonaventure, car son insistance sur la dépendance de la raison vis-à-vis de Dieu pourrait minimiser l'autonomie humaine, surtout dans un contexte post-lapsaire (après le péché originel). Par exemple, si l'illumination divine est indispensable pour éviter l'erreur même dans les sciences naturelles, cela pourrait impliquer que sans une relation à Dieu (via la grâce), la connaissance reste précaire. Cependant, cela reste plus une théocentrisme épistémologique qu'un fidéisme : Bonaventure affirme que les non-croyants peuvent connaître des vérités (par la lumière commune à tous), et que la foi n'est pas un prérequis pour la philosophie, mais un achèvement. Contrairement au fidéisme, il ne rejette pas les preuves rationnelles de la foi (comme les cinq voies, influencées par Aristote).
En somme, l'illuminisme de Bonaventure élève la raison en la reliant à Dieu sans la subordonner entièrement à la foi révélée, évitant ainsi un fidéisme pur. Il s'agit plutôt d'une synthèse harmonieuse entre raison et révélation, typique de la scolastique franciscaine, où Dieu est la lumière de toute intelligence sans que cela nie la validité des connaissances naturelles. Si l'on compare à Thomas d'Aquin (plus aristotélicien), Bonaventure est plus "augustinien" et donc plus dépendant de l'illumination, mais pas au point de verser dans l'irrationalisme fidéiste.
Contrairement à l’Aquinate, Bonaventure a, comme nous l’avons montré, expressément reconnu l’exégèse joachimite de l’Ancien Testament et il se l’est appropriée. Thomas est donc dans ce cas (et pas seulement dans celui-ci) plus augustinien que Bonaventure. En face de la critique résolue et claire que l’Aquinate a dirigée contre l’abbé calabrais, la critique de Bonaventure paraît presque ne toucher que des points secon daires, n’apporter que des nuances à peine perceptibles, telles qu’elles résultaient presque de soi de l’évolution des temps. Cependant, la différence qui sépare Bonaventure de Joachim est plus grande qu’il ne pourrait le paraître à première vue,... etc. (Joseph Ratzinger, La théologie de l'histoire de saint Bonaventure, Paris, PUF, 2007, pp. 170-171)
J. Ratzinger reconnaît d’ailleurs à la fin de son ouvrage que
Bonaventure ne cherche jamais à être augustinien (p. 220).
Sur Thomas plus augustinien que Bonaventure voir aussi la session de John Milbank, Duns Scotus and William of Ockham, à 53"39, 24 janvier 2021 :
Gilson already said that Augustine was increasingly read through Avicenna, especially by the Franciscans, and I think, to some extent, this distorts to this very day what we think Augustine is actually saying. I’m one of those people who thinks that Aquinas is more authentically augustinian even than Bonaventure, and Bonaventure is actually distorting Augustine through this very avicennian perspective.
Gilson a déjà dit cela, Saint Augustin était de plus en plus lu à travers Avicenne, spécialement par les franciscains, dans une certaine mesure, cela déforme encore aujourd’hui ce que nous pensons qu’Augustin disait réellement. Je suis de ceux qui pensent que Thomas d'Aquin est plus authentiquement augustinien que Bonaventure lui-même, et Bonaventure déforme en réalité Augustin à travers cette perspective très avicennienne.
« 8. En troisième lieu, il faut que les affections soient guéries pour être rectifiées. Or nul n’est guéri s’il ne connaît la maladie, la cause, le médecin et le remède. La maladie est l’altération (depravatio) de l’affect. Elle est quadruple : l’âme contracte, par son union au corps, infirmité, ignorance, malice, concupiscence ; par quoi sont infectées les [parties] intellective (intellectiva), affective (amativa), et opérative (potestativa), et alors toute l’âme est infectée. Les philosophes ne les ont ni totalement ignorées ni totalement connues : ils voyaient ces défauts, mais croyaient qu’ils étaient dans l’imagination (phantasia), non dans les puissances intérieures. Ils pensaient que, de même qu’une sphère est mue contre une autre, ainsi la phantasia meut et incline vers l’extérieur, tandis que l’intellect tend naturellement vers le supérieur. Mais ils furent trompés, car ces infirmités sont dans la partie intellectuelle elle-même, et non seulement dans la partie sensitive : la partie intellective (intellectiva), la partie qui aime spirituellement (amativa) et la partie qui nous rend capable d’agir (potestativa) sont infectées jusqu’à la moelle (usque ad medullam) » (Saint Bonaventure, In Hexaemeron, VII, n° 8, in Opera Omnia, Tome V, Quaracci, pp. 366-367).
(8. Tertio necesse est, affectus sanari, ut rectificentur. Non sanatur autem aliquis, nisi cognoscat morbum et causam, medicum et medicinam. -Morbus autem est depravatio affectus. Haec autem est quadruplex, quia contrahit ex unione ad corpus anima infirmitatem, ignorantiam, malitiam, concupiscentiam ,- ex quibus inficitur intellectiva, amativa, potestativa: et tunc infecta est tota anima. Has omnino non ignoraverunt, nec omnino sciverunt. Videbant enim hos defectus, sed credebant, eos esse in phantasia, non in potentiis interioribus. Credebant enim, quod sicut sphaera movetur contra sphaeram, sic phantasia moveret et inclinaret ad exteriora, sed intellectus naturaliter ad superiora: et tamen decepti fuerunt, quia hae infirmitates in parte intellectuali sunt, non solum in parte sensitiva: intellectiva, amatiua, potestativa infectae sunt usque ad medullam.)