Hannah Arendt

Car le premier résultat désastreux de l'accès de l'homme à la maturité est que l'homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu'il n'est pas son propre créa­teur ni celui de l'univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ou raison dans le monde donné. Toutes les lois sim­plement données à lui suscitant son ressentiment, il proclame ouver­tement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. Et puisqu'il sait qu'il est un être créateur de lois et que, d'après tous les critères de l'histoire passée, sa tâche est « surhumaine », il va jusqu'à en vouloir à ses convictions nihilistes elles-mêmes, comme si elles lui avaient été imposées par quelque blague cruelle du diable. L'alternative à un tel ressentiment, base psychologique du nihilisme contemporain, serait une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l'existence de l'homme et le monde. Les Origines du totalitarisme, édition anglaise 1951, chap. XIII

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Hannah Arendt

Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur Terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. Condition de l'homme moderne, Calmann Levy, 2018, pp. 41-42

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Hannah Arendt - La perte de la réalité de l'expérience et de la distinction du bien et du mal permet la domination totalitaire

De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l'autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu'avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d'expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n'est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c'est-à-dire la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (c'est-à-dire les normes de la pensée) n'existent plus.

(Les origines du totalitarisme, chap. XIII, Idéologie et terreur)

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Sartre

" "Penser, c'est ne pas être dans le mouvement", à partir de là, on peut tirer finalement tout Sartre. Ne pas être [en mouvement], c'est la liberté, c'est ce pouvoir de recul par rapport au monde. Qu'est-ce que ce pouvoir de recul pour Sartre ? La pensée, c'est l'écriture. Et quand prononce-t-il cette phrase ? Au moment, précisément, où il est soliscité par de jeunes maos [maoïstes] qui veulent qu'il adhère complètement à un mouvement qu'il soutient et qu'il retient en même temps. Mais il veut garder sa resèrve. Pour lui, ce qu'il nous donne, c'est que, appartenir à quelque chose, c'est ne pas appartenir, c'est être en recul, et ce recul, c'est la liberté." Juliette Simont dans Les chemins de la philosophie, 7/6/2013, à 15"21.

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Sartre

 

ORESTE

(...) Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ? Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ?

LE PÉDAGOGUE

Que faites-vous de la culture, monsieur ? Elle est à vous, votre culture, et je vous l'ai composée avec amour, comme un bouquet, en assortissant les fruits de ma sagesse et les trésors de mon expérience. Ne vous ai-je pas fait, de bonne heure, lire tous les livres pour vous familiariser avec la diversité des opinions humaines et par­ courir cent Etats, en vous remontrant en chaque circonstance comme c'est chose variable que les mœurs des hommes ? A présent vous voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affran­chi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans reli­gion, sans métier, libre pour tous les engage­ments et sachant qu'il ne faut jamais s'engager, un homme supérieur enfin, capable par surcroît d'enseigner la philosophie ou l'architecture dans une grande ville universitaire, et vous vous plaignez !

ORESTE

Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m'as laissé la liberté de ces fils que le vent arrache aux toiles d'araignée et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas plus qu'un fil et je vis en l'air. Je sais que c est une chance et je l'apprécie comme il convient. (Un temps.) Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n'ont pas le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et s'écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi, la joie d'aller quelque part ? Et il y en a d'autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur le poids d'images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance, à cinq ans, à sept ans... C'est bon : ce ne sont pas des hommes supérieurs. Je savais déjà, moi, à sept ans, que j'étais exilé ; les odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits, les tremblements de la lumière, je les laissais glisser le long de mon corps et tomber autour de moi ; je savais qu'ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs. Car les souvenirs sont de grasses nourritures pour ceux qui possèdent les maisons, les bêtes, les domesti­ques et les champs. Mais moi... Moi, je suis libre, Dieu merci. Ah ! comme je suis libre. Et quelle superbe absence que mon âme. (Les Mouches, 1947, pp. 122-123)

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