Sartre

S. de B. – Je voudrais revenir sur votre orgueil. Que vous soyez orgueilleux ça ressort très évidemment de l'ensemble de nos conversations ; mais comment définiriez-vous votre orgueil ? J.-P. S. – Je pense que ce n'est pas un orgueil qui porte sur ma personne, Jean-Paul Sartre, individu privé, mais plutôt sur les caractéristiques communes à tous les hommes. Je suis orgueilleux de faire des actes qui ont un commencement et une fin, de changer une certaine part du monde dans la mesure où j'agis, d'écrire, de faire des livres – tout le monde n'en fait pas mais tout le monde fait quelque chose – bref, mon activité humaine, c'est de cela que je suis orgueilleux. Non pas que je la trouve supérieure à une activité quelconque mais c'est une activité. C'est l'orgueil de la conscience se développant comme un acte ; sans doute cela porte aussi sur la conscience comme subjectivité mais c'est en tant que cette subjectivité produit des idées, des sentiments. C'est le fait d'être un homme, un être né et condamné à mourir, mais entre les deux agissant et se distinguant du reste du monde par son action et par sa pensée qui est aussi une action, et par ses sentiments qui sont une ouverture vers le monde de l'action ; c'est par tout ça, quels que soient ses sentiments, quelles que soient ses pensées, que je trouve qu'un homme doit se définir ; pour tout dire, je ne comprends pas que les autres hommes ne soient pas aussi orgueilleux que moi étant donné que ça me paraît un caractère naturel, structural de la vie consciente, de la vie en société... (...) Cet orgueil est lié au fait même de penser, d'agir. Par là on révèle la réalité humaine et ça s'accompagne d'une conscience de l'acte qu'on fait, dont on est content et fier. Je pense que c'est ça l'orgueil qu'on devrait rencontrer chez tout le monde. (...) Les possibilités d'avoir de l'orgueil sont actuellement plus données dans une classe, la classe d'oppression, la classe bourgeoise, que dans une autre, la classe des opprimés, la classe prolétaire ; mais en fait tout homme me semble pouvoir être doté de cet orgueil. Les circonstances sociales font que c'est plus facile pour certains bourgeois que pour des prolétaires qui sont humiliés et offensés ; alors ils ont autre chose que l'orgueil, ils ont l'exigence d'un orgueil ; ils sentent la place vide de cet orgueil qu'ils devraient avoir, et dans la révolution ils réclament d'avoir l'orgueil d'être hommes. Il y a des prolétaires, des paysans dont on voit à travers leurs actes et leurs paroles qu'ils ont gardé de l'orgueil. Ce seront des révolutionnaires, ces gens-là. S'ils ont le dos courbé, le dos rond comme on dit, c'est malgré eux. (Entretiens avec Sartre)
[Ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la fierté, une joie dont la source provient d’avoir amené certaines actions jusqu’à leur terme. La perfection de l’acte. - Il y a une vue romantique, imaginative, du prolétaire. Il y a de la fierté à faire son travail de la meilleure manière possible, quel que soit son travail. Il y aura toujours des métiers dont les réalités concrètes sont moins nobles que d'autres. Bien sûr plus l’activité est qualitative, plus son achèvement rend fier, mais cela n’enlève rien à l'expérience de la fierté d’une activité qu’on mène à terme, à sa perfection, et par là, à sa propre perfection.]

Orgueil, Acte, Perfection