« 8. En troisième lieu, il faut que les affections soient guéries pour être rectifiées. Or nul n’est guéri s’il ne connaît la maladie, la cause, le médecin et le remède. La maladie est l’altération (depravatio) de l’affect. Elle est quadruple : l’âme contracte, par son union au corps, infirmité, ignorance, malice, concupiscence ; par quoi sont infectées les [parties] intellective (intellectiva), affective (amativa), et opérative (potestativa), et alors toute l’âme est infectée. Les philosophes ne les ont ni totalement ignorées ni totalement connues : ils voyaient ces défauts, mais croyaient qu’ils étaient dans l’imagination (phantasia), non dans les puissances intérieures. Ils pensaient que, de même qu’une sphère est mue contre une autre, ainsi la phantasia meut et incline vers l’extérieur, tandis que l’intellect tend naturellement vers le supérieur. Mais ils furent trompés, car ces infirmités sont dans la partie intellectuelle elle-même, et non seulement dans la partie sensitive : la partie intellective (intellectiva), la partie qui aime spirituellement (amativa) et la partie qui nous rend capable d’agir (potestativa) sont infectées jusqu’à la moelle (usque ad medullam) » (Saint Bonaventure, In Hexaemeron, VII, n° 8, in Opera Omnia, Tome V, Quaracci, pp. 366-367).
(8. Tertio necesse est, affectus sanari, ut rectificentur. Non sanatur autem aliquis, nisi cognoscat morbum et causam, medicum et medicinam. -Morbus autem est depravatio affectus. Haec autem est quadruplex, quia contrahit ex unione ad corpus anima infirmitatem, ignorantiam, malitiam, concupiscentiam ,- ex quibus inficitur intellectiva, amativa, potestativa: et tunc infecta est tota anima. Has omnino non ignoraverunt, nec omnino sciverunt. Videbant enim hos defectus, sed credebant, eos esse in phantasia, non in potentiis interioribus. Credebant enim, quod sicut sphaera movetur contra sphaeram, sic phantasia moveret et inclinaret ad exteriora, sed intellectus naturaliter ad superiora: et tamen decepti fuerunt, quia hae infirmitates in parte intellectuali sunt, non solum in parte sensitiva: intellectiva, amatiua, potestativa infectae sunt usque ad medullam.)
Bonaventure est fidèle à la doctrine de l'illuminisme de saint Augustin, comme on peut le voir dans son sermon pour la fête de saint Dominique. Mais une telle doctrine ne conduit-elle pas de fait à un fidéisme latent ? Si l'intervention de Dieu est nécessaire pour que l'homme puisse connaître intellectuellement les choses, n'est-ce pas ce que cela implique ?
Grok (2025-10-11) :
La doctrine de l'illuminisme chez saint Augustin, reprise et affinée par saint Bonaventure, postule en effet que toute connaissance intellectuelle véritable nécessite une illumination divine, car l'esprit humain, affaibli par le péché originel, ne peut accéder aux vérités éternelles (les idées ou formes intelligibles) sans la lumière de Dieu, qui agit comme une cause première et infaillible. Chez Augustin (par exemple, dans le De Magistro ou le De Trinitate), cette illumination est comparée à la lumière solaire qui rend visibles les objets pour l'œil : Dieu illumine l'intellect pour qu'il "voie" les vérités, rendant la connaissance possible au-delà des sens et de la raison purement naturelle. Bonaventure, dans des œuvres comme l'Itinerarium mentis in Deum ou ses Collationes in Hexaemeron, étend cela en distinguant plusieurs niveaux de lumière : la lumière extérieure (sens), intérieure (raison), supérieure (grâce) et éternelle (Dieu lui-même). Pour lui, même la philosophie (raison naturelle) dépend ultimement de cette illumination divine pour éviter l'erreur, comme on le voit dans le sermon que vous avez partagé, où la philosophie traite des "profunda" (choses profondes de la création) mais reste subordonnée à la théologie.
Cependant, cette doctrine ne conduit pas nécessairement à un fidéisme latent, du moins pas au sens strict où le fidéisme (comme chez certains réformateurs comme Luther ou chez Pascal) affirme que la raison est radicalement impuissante sans la foi révélée, et que toute connaissance certaine repose uniquement sur la révélation divine, reléguant la raison à un rôle secondaire ou illusoire. Voici pourquoi :
Autonomie relative de la raison chez Bonaventure : Bien que l'intervention divine soit requise pour toute connaissance (comme source ontologique de la vérité), Bonaventure ne nie pas la capacité de la raison humaine à connaître les vérités naturelles sans une foi explicite en la révélation chrétienne. Il intègre massivement Aristote (via Avicenne et Averroès), voyant la philosophie comme une "ancilla theologiae" (servante de la théologie) : elle peut atteindre des vérités sur la nature, l'âme ou Dieu par la raison seule, mais cette raison est "éclairée" par Dieu de manière générale (illumination commune), pas nécessairement par une grâce surnaturelle réservée aux croyants. Dans le sermon, il distingue explicitement la philosophie (pour la création) de la théologie (pour la recréation par la grâce), et cite Augustin pour affirmer que l'intellect voit les intelligibles dans une "lumière incorporelle" disposée par le Créateur, sans impliquer que cela requiert la foi chrétienne pour toute cognition. Les philosophes païens comme Aristote ou Platon ont ainsi pu atteindre des vérités partielles, même si incomplètes sans la révélation.
Distinction entre illumination et fidéisme : L'illuminisme est une théorie épistémologique ontologique (Dieu est la cause première de toute vérité, comme lumière infaillible), pas un fidéisme qui subordonne toute connaissance rationnelle à la foi révélée. Bonaventure insiste sur la coopération entre raison et foi : la raison peut démontrer l'existence de Dieu ou les principes éthiques naturels (via la lumière naturelle), mais la foi élève et corrige la raison pour les mystères surnaturels (Trinité, Incarnation). Si cela impliquait un fidéisme, Bonaventure n'aurait pas défendu l'usage de la philosophie dans la théologie, ni n'aurait-il écrit des traités rationnels comme le Breviloquium. Au contraire, il critique les excès rationalistes (comme chez Averroès) tout en évitant un anti-rationalisme pur.
Risque d'un fidéisme latent ? : Certains commentateurs modernes (comme Étienne Gilson ou John F. Quinn) notent un potentiel "fidéisme modéré" chez Bonaventure, car son insistance sur la dépendance de la raison vis-à-vis de Dieu pourrait minimiser l'autonomie humaine, surtout dans un contexte post-lapsaire (après le péché originel). Par exemple, si l'illumination divine est indispensable pour éviter l'erreur même dans les sciences naturelles, cela pourrait impliquer que sans une relation à Dieu (via la grâce), la connaissance reste précaire. Cependant, cela reste plus une théocentrisme épistémologique qu'un fidéisme : Bonaventure affirme que les non-croyants peuvent connaître des vérités (par la lumière commune à tous), et que la foi n'est pas un prérequis pour la philosophie, mais un achèvement. Contrairement au fidéisme, il ne rejette pas les preuves rationnelles de la foi (comme les cinq voies, influencées par Aristote).
En somme, l'illuminisme de Bonaventure élève la raison en la reliant à Dieu sans la subordonner entièrement à la foi révélée, évitant ainsi un fidéisme pur. Il s'agit plutôt d'une synthèse harmonieuse entre raison et révélation, typique de la scolastique franciscaine, où Dieu est la lumière de toute intelligence sans que cela nie la validité des connaissances naturelles. Si l'on compare à Thomas d'Aquin (plus aristotélicien), Bonaventure est plus "augustinien" et donc plus dépendant de l'illumination, mais pas au point de verser dans l'irrationalisme fidéiste.