Averroès

 « Chacun doit se soumettre aux principes religieux, les suivre et ne pas douter de ceux qui s y sont ancrés. Car les nier et les discuter rend vaine l'existence humaine, et de ce fait les hérétiques doivent être tués. » (L’Islam des Lumières a-t-il vraiment vu le jour ?, Marianne, n°1289, 26 nov. 2021, p. 57, citant Islam et islamisme de Marie-Thérèse Urvoy, citant elle-même Averroès).

Un point plus complet ici : 

En fait, la situation du Tahâfut al-Tahâfut est très particulière. Averroès ne peut totalement s'y réfugier derrière une autorité qu'il se contenterait d'expliciter. Il est bien tenté par cette solution puisqu'il déclare que la doctrine d'Aristote « est le plus haut point que l'intelligence humaine peut atteindre », qu'elle nous a été donnée par la Providence pour nous apprendre ce qu'il est possible de savoir, etc. Mais cela ne suffit pas auprès du public musulman et il doit montrer que la philosophie péripatéticienne ne tombe effectivement pas sous le coup des accusations du docteur oriental. Il est protégé par la technicité de la plupart des questions, mais certaines ont une résonance trop grande dans l'esprit des croyants. Aussi doit-il s'en tirer par des distinguos.

Avant toute chose, il donne des gages. Non seulement il va plus loin que le Discours décisif en reconnaissant qu'une religion purement spéculative n'est pas souhaitable, mais il maintient explicitement les experts dans le cadre des institutions transmises par l'Histoire. Il y a même une sorte de justification « philosophique » de l'exclusivisme religieux par l'idée que chaque art a ses principes et qu'on ne saurait accepter ceux qui discutent des principes, notamment les plus hauts. [Note 34 : ] 

« Les sages parmi les philosophes n'ont pas licence de parler ni de disputer sur les principes religieux. Celui qui, chez eux, fait cela a besoin d'une sévère leçon. Cela parce que chaque art a ses principes et que chaque personne qui raisonne dans un tel art doit se soumettre à ses principes et ne doit pas s'y opposer par la négation ni par la destruction. L'art de la science religieuse est encore plus convenable à cela car marcher [sur les pas] des vertus religieuses est nécessaire pour eux, non pas pour l'existence de l'homme en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il est homme “sachant”. Et pour cela chacun doit se soumettre aux principes religieux, les suivre et ne pas douter de ceux qui s'y sont ancrés. Car les nier et les discuter rend vaine l'existence humaine, et de ce fait les hérétiques doivent être tués », (Averroès, Tahafot ac-Tahafot. L'incohérence de l'incohérence, éd. M. Bouyges, 2e éd., Beyrouth, 1987, p. 527.) [Fin dela note.]

Il n'y a pas à supposer ici de l'hypocrisie de la part d'un « libre penseur », comme le voulait Renan. Il suffit de se rappeler qu'Averroès est un cadi et que le droit musulman a toujours et partout condamné à mort l'hérétique manifeste. L'inverse serait étonnant de la part de notre penseur. (Dominique Urvoy, Averroès, 1998, chap. VII, Qu'est-ce que la philosophie ?)

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Bautain (Louis)

Alors j’ai raisonné avec Aristote ; j’ai voulu refaire mon entendement avec Bacon ; j’ai douté méthodiquement avec Descartes ; j’ai essayé de déterminer avec Kant ce qu’il m’était possible et permis de connaître; et le résultat de mes raisonnemens, de mon renouvellement, de mon doute méthodique et de ma critique, a été que je ne savais rien, et que peut-être je ne pouvais rien savoir. Je me suis réfugié avec Zénon dans mon for intérieur, dans ma conscience morale, cherchant le bonheur dans l’indépendance de ma volonté ; je me suis fait stoïcien. Mais ici encore je me suis trouvé sans principe, sans direction, sans but et de plus sans nourriture et sans bonheur, ne sachant que faire de ma liberté et n’osant l’exercer de peur de la perdre. (…) Dégoûté des doctrines humaines, doutant de tout, croyant à peine à ma propre raison, ne sachant que faire de moi et des autres au milieu du monde, je périssais consumé par la soif du vrai, dévoré par la faim de la justice et du bien et ne les trouvant nulle part ! — Un livre m’a sauvé ; mais ce n’était point un livre sorti de la main des hommes ! Je l’avais longtemps dédaigné et ne le croyais bon que pour les crédules et les ignorants. J’y ai trouvé la science la plus profonde de l’homme et de la nature, la morale la plus simple et la plus sublime à la fois. J’ai lu l’évangile de Jésus-Christ avec le désir d’y trouver la vérité : et j’ai été saisi d’une vive admiration, pénétré d’une douce lumière, qui n’a pas seulement éclairé mon esprit, mais qui a porté sa chaleur et sa vie au fond de mon âme. Elle m’a comme ressuscité !  (La Morale de l'Évangile comparée à la morale des philosophes, 1827, pp. 74-75)

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Bautain (Louis)

Tels furent les points de départ de la philosophie moderne qui prit autorité dans le monde chrétien, alors que la raison se déclara ouvertement indépen­dante et prétendit fonder la science en elle-même et par ses propres forces.
Depuis ce temps, la philosophie est redevenue tout-à-fait païenne, partant du doute, ne croyant ou s’imaginant ne croire à rien, pas même à la première de toutes les vérités à l’existence de Dieu, pour se donner le plaisir de prouver que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, marchant à tâtons comme dit l’Apôtre, cherchant Dieu, l’immuable, l’absolu, dans les phé­nomènes de la nature qui ne sont jamais deux instants les mêmes ou transportant la nature en Dieu. Elle n’a plus de rapport avec cette sagesse éternelle, ai­mée de Pythagore, reconnue par Platon, proclamée par Salomon, et que Paul annonçait aux parfaits : non-seulement elle ne la connaît plus, mais elle re­pousse tous les moyens par lesquels cette source de toute science se communique à l'homme. Aussi, que cette philosophie ait continué à suivre le chemin du rationalisme avec Descartes, qu’elle ait essayé toutes les voies de l’empirisme sur les traces de Bacon et de Locke, ou qu’elle soit rentrée dans la sphère du pla­tonisme avec le génie spéculatif de l’Allemagne, ou enfin qu’en désespoir de cause elle soit redevenue éclectique ou néo-platonique de nos jours, toujours est-il qu’elle n’arrive à autre chose qu’au renouvelle­ment des systèmes et des erreurs déjà épuisés par les anciens. Elle se vante de rechercher la vérité dont, au fond, elle s’inquiète peu, à l’existence de laquelle elle croit à peine, puisqu’elle prétend n’y croire qu’à la condition de l’évidence ou de la démonstration. Ne pouvant s’élever jusqu’à la source de toute vérité et ne voulant point la reconnaître dans son expression, elle la cherche dans les opinions incertaines et dans les pensées flottantes des hommes ; elle travaille sans cesse à détruire pour reconstruire, à faire table rase pour bâtir de nouveau ; elle doute de ce qu’elle avait affirmé, elle abat ce qu’elle avait élevé, elle prétend expliquer l’homme et le monde, refaire la science et la société, et quand elle se met à l’œuvre pour édifier, elle n’a ni base, ni plan, ni but. Ce qu’on appelle philosophie de nos jours n’est vraiment plus qu’un instrument de destruction, servant à ébranler, à sa­per, à renverser. C’est par là que ces systèmes et ces doctrines sont foncièrement en opposition avec l’es­prit du Christianisme, qui est essentiellement conservateur. C’est le panthéisme en opposition avec le théisme; c’est l’esprit du monde en contradiction avec l’esprit de l’Évangile ; c’est la continuation de la lutte entre l’idolâtrie et les adorateurs du vrai Dieu.
L’Église chrétienne persiste cependant au milieu de ce débordement d’opinions, de sophismes et de pas­sions. Immuable dans sa foi et sa doctrine, ferme dans sa confiance et dans son espérance, active dans sa.charité, elle subsiste dans son gouvernement et sa hiérarchie ; elle est au fond la même qu’au jour de sa naissance. Mais, comme vous l’avez remarqué, il manque quelque chose à la plupart de ses ministres, quelque chose que l’état de la société, à laquelle ils doivent annoncer la parole du salut, réclame im­ périeusement: c’est la science de l’homme, de sa na­ture, de ses rapports et de sa loi, c’est la science historique de l’humanité, c’est la philosophie chré­tienne en un mot. On peut être bon Chrétien par la foi seule, sans aucune science explicite ; car qui a le plus a le moins, et j’adhère de tout mon cœur à la parole du Maître : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! · Mais il n'en est pas moins vrai qu’il faut une science profonde pour enseigner à des intel­ligences éclairées une doctrine profonde ; que c’est par la connaissance des choses sensibles et de leurs lois que l’homme est préparé à la foi et à la compré­hension des choses intelligibles, et qu’une société engouée comme la nôtre de la philosophie païenne, envahie par des doctrines superficielles ou erronées, enchantée par les connaissances naturelles, ne peut être ramenée au goût du vrai, du beau et du bien que par un enseignement vaste et profondément scienti­fique. De pauvres pêcheurs furent envoyés pour prê­cher l’Évangile aux pauvres, après avoir été instruits eux-mêmes par Celui qui est la voie, la vérité et la vie : mais il a fallu un Apôtre savant pour évangéliser la Grèce et l’Italie savantes ; il a fallu la vertu et la science de la sagesse divine pour confondre les vains discours de la sagesse humaine. C’est dans l'insuffisance et l’im­perfection des études qu’on fait faire à la jeunesse, au moment où elle se prépare à entrer dans le monde ou dans l’Église ; c’est dans le fond et dans la forme de l’enseignement philosophique, qui n’est plus en har­monie avec l’état du siècle et les besoins des esprits, et que les uns s’obstinent à conserver, tandis que les autres l’abandonnent à l’arbitraire ; oui, c’est ici que se trouve la cause principale de la maladie qui ronge la société ; c’est ici que se montre la plaie profonde que le rationalisme a faite à l’Église et qu’il agrandit tous les jours. Pour vous convaincre de cette triste vérité, il nous suffira d’examiner rapidement ce qui est en­seigné sous le nom de philosophie dans nos écoles. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, pp. 16-19)

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Bautain (Louis)

Que faudrait-il pour remédier à un mal aussi grave, aussi profond ? Rien moins qu’un coup de Providence pour désabuser la théologie rationnelle de l’illusion de sa puissance et de ses arguments. Il faudrait dans les écoles chrétiennes des études préparatoires plus fortes et plus variées, suivies d’un enseignement philosophique qui ne soit plus déiste ni païen, mais religieux et vraiment chrétien. Il faudrait une métaphysique basée non sur la no­tion vague et indéfinie de l’être en général, mais sur la foi au Principe universel tel que le symbole chrétien le propose, sur la foi au Dieu unique, au Dieu père, Fils et Esprit ; car, et je vous engage à bien re­marquer ceci, si vous n’admettez pas avec l’idée du Un absolu, celle de son éternelle génération en lui-même, vous n’aurez jamais qu’une métaphysique panthéistique. Dieu sera toujours pour vous l’âme du monde, l’esprit du monde ; le monde sera toujours le corps ou la forme de Dieu, l’accident de la subs­ tance divine, l’existence de l’être Dieu, son émana­tion, son évolution, etc. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, p. 93)

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Claude Tresmontant

Nous sommes ici, avec la théologie luthérienne du péché originel, au cœur, ou plutôt au principe, au point de départ germinal de l'athéisme moderne. Par sa doctrine du péché originel Luther a porté une condamnation radicale sur la nature humaine, en ses forces vives : la raison, l'action, la liberté.

Le Concile de Trente a rejeté la conception luthérienne du péché originel, avec tous ses corollaires : corruption radicale de la nature humaine, négation de la liberté humaine, incapacité de l'homme à coopérer à l'œuvre de la sanctification, etc. Le premier Concile du Vatican, en 1870, a rejeté l'irrationalisme et le fidéisme qui s'étaient développés, dans la philosophie allemande et française, à la suite de Luther.

Il n'en reste pas moins que, depuis le XVIIIe siècle, l'influence de la pensée luthérienne a été considérable dans la conscience chrétienne. La chrétienté a été tellement pénétrée par les thèses luthériennes, malgré l'opposition de l'orthodoxie, que, du dehors, ceux qui observent et jugent le christianisme, l'aperçoivent et le comprennent comme un christianisme luthérien.

Ce que, surtout depuis les grandes polémiques du XVIIIe siècle, les adversaires les plus violents du christianisme entendent par christianisme, c'est, il suffit de les lire pour s'en rendre compte, le christianisme de type luthérien. Ce que, depuis le XVIIIe siècle, la conscience moderne rejette, vomit, c'est le christianisme luthérien, celui qui professe que la nature humaine est radicalement corrompue, que la raison est impuissante, qu'il faut s'en remettre à la foi, qui est aveugle, et opposée à la raison ; que l'action humaine n'est pas créatrice ; que la morale est imposée du dehors par un dieu tyran et castrateur, et ainsi de suite. Les problèmes de l'athéisme, Claude Tresmontant, 1972, Part. II, Chap. III.

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Kant (sur) - Fidéisme de Kant

Kant est croyant, il est chrétien et protestant, mais il ne cessera de dire que nous ne pouvons accéder à Dieu que par la foi (on a toujours le droit de croire), pas par la raison, pas comme chez les cartésiens, par des prétendues « preuves de l'existence de Dieu », à commencer par le fameux argument ontologique. (...) Kant va ainsi déconstruire les pseudopreuves de l'existence de Dieu (...) précisément parce que, de la finitude, on ne sort pas ! Elle est indépassable. Elle est a priori. La Critique de la raison pure pose que l'espace et le temps sont les cadres de toute notre connaissance : impossible de s'en émanciper, de s'en évader, telle une colombe qui croirait voler mieux dans le vide.
(Luc Ferry, Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, p. 330 (PDF Web), Flammarion, 2014)

A noter que Thomas d'Aquin ne reprend pas lui non plus l'argument ontologique, le trouvant trop faible. Il ne parlera d'ailleurs pas de preuves mais de voies d'accès à l'existence de Dieu.

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Kant (sur) - Fidéisme de Kant

Kant relativise l'absolu : il déconstruit les Idées illusoires de sorte qu'en fin de parcours, ce n'est plus l'homme qui est, comme chez les cartésiens, relativisé par rapport à Dieu, mais c'est Dieu qui est relativisé par rapport à l'homme : l'Être suprême se réduit à n'être plus qu'une idée de la raison, une représentation de la subjectivité humaine, et rien de plus. Cela n'empêche du reste pas Kant d'être croyant, bien au contraire : c'est parce qu'il démontre que Dieu n'est pas démontrable que ce dernier peut redevenir pleinement objet de foi. Reste que sa déconstruction de la métaphysique est à l'origine de toutes celles qui vont suivre et, dans sa radicalité, elle n'a rien à envier à celles des philosophes contemporains comme Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. Car la démarche de Kant va à la racine de l'illusion métaphysique. Sa déconstruction part des structures de la finitude (l'espace et le temps, la sensibilité) dont il démontre le caractère indépassable. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Heidegger consacrera son premier grand livre à Kant, notamment à travers ce qu'il appelle « l'analytique de la finitude », c'est-à-dire l'analyse des structures indépassables de la finitude humaine que constituent l'espace et le temps. Et quand même nous aurions une pensée de l'infini, ce qui est le cas s'agissant de l'idée de Dieu, cette pensée se trouve relativisée par les cadres de la finitude : elle n'est jamais qu'une idée, pas un concept scientifique objectif. Que Dieu devienne une simple idée de la raison implique aussi qu'il faudra passer par la foi pour qui veut lui donner une réalité.


(Luc Ferry, Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, pp. 350-351 (PDF Web), Flammarion, 2014)

 

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