Alain - Contre les systèmes philosophiques
Les hommes qui veulent sincèrement penser ressemblent souvent au ver à soie, qui accroche son fil à toutes choses autour de lui, et ne s’aperçoit pas que cette toile brillante devient bientôt solide, et sèche, et opaque, qu’elle voile les choses, et que, bientôt, elle les cache ; que cette sécrétion pleine de riche lumière fait pourtant la nuit et la prison autour de lui ; qu’il tisse en fils d’or son propre tombeau, et qu’il n’a plus qu’à dormir, chrysalide inerte, amusement et parure pour d’autres, inutile à lui-même. Ainsi les hommes qui pensent s’endorment souvent dans leurs systèmes nécropoles ; ainsi dorment- ils, séparés du monde et des hommes ; ainsi dorment-ils pendant que d’autres déroulent leur fil d’or, pour s’en parer.
Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée ainsi est mise en cage, et on peut la venir voir ; spectacle admirable ; spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d’avance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, d’une chose particulière, à tel moment, l’universel de nul moment. À le chercher, on perd tout système, on devient homme ; on se garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né d’hier. Boire le Léthé, pour revivre (Alain, Vigiles de l’esprit, 1942, Avant propos. Discours prononcé par Alain à la distribution des prix du lycée Condorcet en juillet 1904).
