Sartre - Le talent, un crime contre soi-même et contre les autres
- Et autres absurdités...
Lors de ce passage, on culmine plusieurs fois à un niveau élevé de bêtise, pour ne pas dire autre chose.
Claude Lanzmann
Tout à l'heure quand Madeleine vous a demandé « Qui êtes-vous pour juger ? », vous avez répondu (…) « N'importe qui ». J’aimerais que vous en parliez. Par exemple à la fin de votre livre Les mots, vous vous posez une à vous-même et la question est celle-ci : « Que reste-t-il ? » et vous répondez : « Tout un homme fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Aussitôt après la parution de Les mots, on vous a décerné le prix Nobel de littérature et vous l'avez refusé. Ceci a fait dire à quelqu'un qui vous aimait bien (et je trouve ça extrêmement drôle) : « Décidément, Sartre est plus n'importe qui que n'importe qui. » J'aimerais que vous parliez là-dessus.
Jean-Paul Sartre
Hé bien, vous comprenez, quand je dis « Tout un homme fait de tous les hommes », ça vaut pour moi comme pour tous et ça signifie, par conséquent, une telle communauté, en profondeur, entre les gens, que vraiment ce qui les sépare c'est du différentiel. Autrement dit, je trouve qu’il vaut mieux essayer de réaliser en soi, dans son aspect radical, la condition humaine, autant qu'on le peut, que de s'accrocher à une mince différence spécifique que nous appellerons par exemple le talent, qui est un crime contre soi-même et contre les autres, parce que c'est s'attacher uniquement à ce qui sépare. En vérité, quand je dis que je suis n'importe qui, je veux dire que les différences (qui font l'objet de vanité, de recherche et d'ambition) sont si minces qu’il faut vraiment être très modeste pour les rechercher et en même temps on se mutile.
Ce que je trouve au contraire - que je ne puis réaliser moi-même, parce que je suis…, c'est ma contradiction de bourgeois - c'est certains rapports extrêmes avec la mort, le besoin, l'amour, la famille, dans un même moment de danger qui fait que à ce moment-là on touche à la vraie réalité humaine, c'est-à-dire à l'ensemble des rapports vécus à tous les termes limites de notre condition. C'est pour ça que j'ai du respect pour les gens qui vivent dans ce domaine, par exemple, si vous voulez, pour ce qu’étaient des paysans cubains avant la révolution : dans la misère, dans la souffrance. A mon avis ils réalisent infiniment mieux ce que c'est qu'un homme que Monsieur de Montherlant par exemple, et c'est ça que je veux dire.
Cependant, je pense que, dans ces conditions, être n'importe qui n'est pas simplement une réalité, c’est aussi une tâche, c'est à dire refuser tous les traits distinctifs pour pouvoir parler au nom de tout le monde. Et on ne peut parler au nom de tout le monde que si on est tout le monde, et ne pas chercher à la manière de tant de pauvres confrères le surhomme mais au contraire à être le plus homme possible, c'est à dire le plus semblable aux autres. Il s'agit donc, en effet, d'une tâche.
Autrement dit, je suis complètement d'accord avec un des idéaux de Marx qui veut que lorsqu’un bouleversement de la société aura supprimé la division du travail, il n'y aura plus d'écrivains d’un côté, attachés à leur petite particularité d’écrivain, à leur petit talent d'écrivain et puis de l'autre, des mineurs, des ingénieurs mais qu'il y aura des hommes qui écrivent et qui par ailleurs font autre chose mais qui écrivent en ce moment. Parce que l'activité d'écrire est une activité absolument liée à la condition humaine, c'est l'usage du langage pour fixer la vie, c'est donc une chose essentielle mais elle ne doit précisément pas pour ça être confiée à des spécialistes, elle est actuellement confiée à des spécialistes en fonction de la division du travail mais dans la réalité il faudrait concevoir des hommes qui seraient polyvalents. Je ne sais pas si c'est réalisable, ça c'est un autre problème, je sais qu'en tout cas que, nous, nous devons essayer chacun individuellement, les écrivains par exemple, de penser les choses comme ça.
Madeleine Gobeil-Noël
Et le prix Nobel de littérature aurait été une distinction…
Jean-Paul Sartre
Le prix Nobel de littérature aurait été précisément une petite distinction, un petit pouvoir, une séparation. Moi je n'ai de rapport qu'avec mon public.
Madeleine Gobeil-Noël
Mais est-ce que vous auriez accepté Sartre le prix Nobel de la paix ?
Jean-Paul Sartre
Non, pas plus que le prix Nobel de littérature. Ce que j'aurais accepté avec reconnaissance c'est le prix Nobel au moment des 121, parce que à ce moment-là je ne l'aurais pas considéré comme me distinguant mais comme une preuve de solidarité dans les pays étrangers touchant une action radicale contre la guerre. A ce moment-là, oui. Mais je ne l'aurais pas considéré comme étant à moi mais comme un acte politique.
in Jean-Paul SARTRE : l'écrivain, l'intellectuel et le politique - Interview à Radio-Canada (diffusé en mars 1967), de 34’40 à 40'18.
En privilégiant le commun au dépend de la différence spécifique, on préfère l'homme dans sa virtualité, dans son état non déterminé. Cela rappelle la séduction que les contraires possibles exercent sur Duns Scot, lorsqu'on n'est pas en acte on peut encore tout être, cet état peut donner le sentiment d'être tout, de dépasser le principe de non contradiction dans lequel on pourrait être à la fois assis et debout au même moment. Ce qui est certain, c'est que dans les deux cas on relativise l'acte qui détermine car le passage à l'acte limite à une seule puissance... D'où la tentation d'imaginer un homme capable de tout être à la demande, un homme polyvalent ; dans le cas de Sartre, un homme qui ne serait pas seulement limité à être écrivain...
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