Lucien Jerphagnon

Un bon exemple de quelqu'un qui ne semble jamais être entré dans l'intention profonde d'Aristote.

Commentaire sur les deux extraits audio ci-dessous : on oublie que non seulement Aristote aurait écrit quelque chose sur le rire, mais que ses dialogues et sa poésie (également perdus) étaient de grande qualité. Cette vue hautement simpliste à propos du Philosophe est toujours un crève-coeur pour qui le fréquente un tant soit peu avec humilité. La simple admiration et curiosité qu'on devine sans cesse derrière la recherche d'Aristote, ses textes sur l'amitié, tout cela devrait faire réfléchir un peu avant de le qualifier si sommairement. Bien sûr, Platon est tellement plus facile à lire... il y a des petites histoires à chaque page, le lecteur peut relâcher son effort à volonté... nul besoin, dans un premier temps, de tendre par trop son attention... On réclame de la récréation là où l'on devrait admirer l'alpiniste et essayer de le suivre... Et pourquoi diable ne pas avoir le courage de respecter l'un et l'autre ? On peut se demander si le fait d'avoir tant de mal à essayer d'entrer dans l'intention intime de la philosophie d'Aristote ne trahit pas une faiblesse analogue à l'égard de Platon. Avec Platon, on peut facilement se laisser prendre par la surface du discours. L'intention profonde du penseur est peut-être plus difficilement saisissable, dissimulée par son apparente facillité. Avec Aristote, impossible de fuir, soit on se heurte à l'ouvrage en acceptant de n'y entrer que lentemement, soit on fuit en traitant l'auteur froid de se limiter à sa cervelle... Aristote n'a pas de chair, l'insulte est maintenant millénaire, aucune raison de penser que cela puisse changer.

Entendu dans : Les nouveaux chemin de la philosophie : Lucien Jerphagnon 2/5 : Aristote (14/07/2009)

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Luther (sur) - Angoisse, jugement arbitraire de Dieu

Luther entre au couvent dans l’espoir d’apaiser son tourment spirituel, mais cela ne débouche pas sur un résultat positif. Son désir le plus intime ne trouve pas satisfaction : apaiser le Dieu terrible. Malgré ses prières et ses mortifications, l’inquiétude demeure plus que jamais. L’aspect tragique de son existence ne trouve pas d’issue. Au surplus, l’enseignement dispensé contribue à pousser une âme inquiète au désespoir. Sa formation au nominalisme occamien ne peut que le confirmer dans cette image d’un Dieu capricieux. Cette École dont le jeune moine a beaucoup lu les écrits – en particulier ceux de Gabriel Biel – enseigne qu’un acte humain n’a de valeur méritoire que si Dieu la lui accorde. Or, Dieu se distingue par une liberté souve­raine, par un bon plaisir despote et imprévisible. Voilà de quoi accroître l’inquiétude de celui dont la vie lui semble peu digne d’être prise en considération par un Dieu juge intraitable et exigeant. Cela mène Luther à porter sur son existence un regard peu favorable, en conformité avec le jugement de Dieu – ou, du moins, avec la représentation sans concession qu’il s’en fait. Les angoisses dont sa vie est marquée lui semblent être le signe patent de ce rejet divin.

Selon Guillaume d’Occam, l’homme a le pouvoir de surmonter le péché par sa volonté seule. Mais tout acte se trouve subordonné à l’appréciation de celui dont les intentions demeurent cachées à tout être humain. Rien n’existe pour le redresser s’il défaille. Ni la grâce ni la raison sont habilitées à intervenir dans cette appréciation des capacités humaines à se hisser au niveau de celui dont tout dépend. La justice divine ne communique pas les raisons de sa décision.

(Comprendre Luther, chap. 2, Je suis du parti d'Occam)

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Michel Onfray - Même dans de bonnes conditions nous ne serions pas plus sages

Il est parfaitement faux de se dire que nous travaillerions plus, que nous ferions un meilleur usage de notre temps si nous en avions plus !  Nous pouvons être optimistes en nous disant que nous allons de plus en plus nous cultiver. Mais beaucoup de gens, déjà, ne passent pas leur temps à se cultiver, voire cessent de se cultiver une fois leur diplôme obtenu et leur contrat de travail signé. Professeur pendant vingt ans, je me suis retrouvé avec de jeunes enseignants qui, après avoir été titularisés, se sont arrêtés de lire. Ces profs ne se sont pas dit qu’ils allaient pouvoir progresser et lire des auteurs qu’ils n’avaient pas lus.

(Michel Onfray, Le Figaro Magazine, 14 oct. 2022, p. 36)

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Sartre - Le talent, un crime contre soi-même et contre les autres

  • Et autres absurdités...

Lors de ce passage, on culmine plusieurs fois à un niveau élevé de bêtise, pour ne pas dire autre chose.

Claude Lanzmann

Tout à l'heure quand Madeleine vous a demandé « Qui êtes-vous pour juger ? », vous avez répondu (…) « N'importe qui ». J’aimerais que vous en parliez. Par exemple à la fin de votre livre Les mots, vous vous posez une à vous-même et la question est celle-ci : « Que reste-t-il ? » et vous répondez : « Tout un homme fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Aussitôt après la parution de Les mots, on vous a décerné le prix Nobel de littérature et vous l'avez refusé. Ceci a fait dire à quelqu'un qui vous aimait bien (et je trouve ça extrêmement drôle) : « Décidément, Sartre est plus n'importe qui que n'importe qui. » J'aimerais que vous parliez là-dessus.

Jean-Paul Sartre

Hé bien, vous comprenez, quand je dis « Tout un homme fait de tous les hommes », ça vaut pour moi comme pour tous et ça signifie, par conséquent, une telle communauté, en profondeur, entre les gens, que vraiment ce qui les sépare c'est du différentiel. Autrement dit, je trouve qu’il vaut mieux essayer de réaliser en soi, dans son aspect radical, la condition humaine, autant qu'on le peut, que de s'accrocher à une mince différence spécifique que nous appellerons par exemple le talent, qui est un crime contre soi-même et contre les autres, parce que c'est s'attacher uniquement à ce qui sépare. En vérité, quand je dis que je suis n'importe qui, je veux dire que les différences (qui font l'objet de vanité, de recherche et d'ambition) sont si minces qu’il faut vraiment être très modeste pour les rechercher et en même temps on se mutile.

Ce que je trouve au contraire - que je ne puis réaliser moi-même, parce que je suis…, c'est ma contradiction de bourgeois - c'est certains rapports extrêmes avec la mort, le besoin, l'amour, la famille, dans un même moment de danger qui fait que à ce moment-là on touche à la vraie réalité humaine, c'est-à-dire à l'ensemble des rapports vécus à tous les termes limites de notre condition. C'est pour ça que j'ai du respect pour les gens qui vivent dans ce domaine, par exemple, si vous voulez, pour ce qu’étaient des paysans cubains avant la révolution : dans la misère, dans la souffrance. A mon avis ils réalisent infiniment mieux ce que c'est qu'un homme que  Monsieur de Montherlant par exemple, et c'est ça que je veux dire.

Cependant, je pense que, dans ces conditions, être n'importe qui n'est pas simplement une réalité, c’est aussi une tâche, c'est à dire refuser tous les traits distinctifs pour pouvoir parler au nom de tout le monde. Et on ne peut parler au nom de tout le monde que si on est tout le monde, et ne pas chercher à la manière de tant de pauvres confrères le surhomme mais au contraire à être le plus homme possible, c'est à dire le plus semblable aux autres. Il s'agit donc, en effet, d'une tâche.

Autrement dit, je suis complètement d'accord avec un des idéaux de Marx qui veut que lorsqu’un bouleversement de la société aura supprimé la division du travail, il n'y aura plus d'écrivains d’un côté, attachés à leur petite particularité d’écrivain, à leur petit talent d'écrivain et puis de l'autre, des mineurs, des ingénieurs mais qu'il y aura des hommes qui écrivent et qui par ailleurs font autre chose mais qui écrivent en ce moment. Parce que l'activité d'écrire est une activité absolument liée à la condition humaine, c'est l'usage du langage pour fixer la vie, c'est donc une chose essentielle mais elle ne doit précisément pas pour ça être confiée à des spécialistes, elle est actuellement confiée à des spécialistes en fonction de la division du travail mais dans la réalité il faudrait concevoir des hommes qui seraient polyvalents. Je ne sais pas si c'est réalisable, ça c'est un autre problème, je sais qu'en tout cas que, nous, nous devons essayer chacun individuellement, les écrivains par exemple, de penser les choses comme ça.

Madeleine Gobeil-Noël

Et le prix Nobel de littérature aurait été une distinction…

Jean-Paul Sartre

Le prix Nobel de littérature aurait été précisément une petite distinction, un petit pouvoir, une séparation. Moi je n'ai de rapport qu'avec mon public.

Madeleine Gobeil-Noël

Mais est-ce que vous auriez accepté Sartre le prix Nobel de la paix ?

Jean-Paul Sartre

Non, pas plus que le prix Nobel de littérature. Ce que j'aurais accepté avec reconnaissance c'est le prix Nobel au moment des 121, parce que à ce moment-là je ne l'aurais pas considéré comme me distinguant mais comme une preuve de solidarité dans les pays étrangers touchant une action radicale contre la guerre. A ce moment-là, oui. Mais je ne l'aurais pas considéré comme étant à moi mais comme un acte politique.

in Jean-Paul SARTRE : l'écrivain, l'intellectuel et le politique - Interview à Radio-Canada (diffusé en mars 1967), de 34’40 à 40'18.

En privilégiant le commun au dépend de la différence spécifique, on préfère l'homme dans sa virtualité, dans son état non déterminé. Cela rappelle la séduction que les contraires possibles exercent sur Duns Scot, lorsqu'on n'est pas en acte on peut encore tout être, cet état peut donner le sentiment d'être tout, de dépasser le principe de non contradiction dans lequel on pourrait être à la fois assis et debout au même moment. Ce qui est certain, c'est que dans les deux cas on relativise l'acte qui détermine car le passage à l'acte limite à une seule puissance... D'où la tentation d'imaginer un homme capable de tout être à la demande, un homme polyvalent ; dans le cas de Sartre, un homme qui ne serait pas seulement limité à être écrivain...

 

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Sartre - Contre toute sagesse

  • Et autres absurdités...

Jacques Chancel

Etes- vous contre toute sagesse ?

Jean-Paul Sartre

Oui, parce que la sagesse suppose un citoyen bien établi dans l'état et qui, à ce moment-là, décide de s'adapter au monde. Or, ce citoyen n'existe pas, c'est une fable. Il existe des opprimés, des exploités et des exploiteurs et je ne vois ni chez les uns ni chez les autres une sagesse qu'on puisse leur enseigner.

Jacques Chancel

Il n'est pas de sagesse exemplaire.

Jean-Paul Sartre

Non, ça ne peut pas exister, il y en aura peut-être mais pour l'instant ça n'existe pas il n'y a que des luttes.

Jean-Paul Sartre au micro de Jacques Chancel : Radioscopie (1973 / France Inter) à 3"32

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Sartre, les gens et les bêtes

  • Sartre, souvent bon observateur du phénomène humain !

Ce que je n’aime pas, ce ne sont pas tant les bêtes que les gens bêtes qui aiment les bêtes.

(Ely Ben-Gal, Mardi chez Sartreop. cit., p. 105. Cité par F. Neudelmann, in Un autre Sartre, chap. Sartre en chien)

On pourrait en effet se demander dans quelle mesure on peut avoir un animal domestique sans tomber d'une manière ou d'une autre dans une espèce d'abêtissement de soi...

Pour autant, il ne faut pas dénigrer tout l'intérêt des animaux dans l'éducation des enfants, pour les gens vivant seuls (âgés ou non), pour les gens en déficit affectif ou chez ceux qui, plus généralement, souffrent psychologiquement. Certes, la bête n'élève pas mais il faut reconnaître qu'elle appaise du fait qu'elle n'a pas, contrairement à nous, la responsabilité de sa propre liberté, de ses propres actes. En ce sens, la compagnie est bonne pour tout le monde.

Elle est également extrêmement intéressante pour expérimenter le fait que certains chats ou chiens, et un grand nombre de mammifères, sont comme au bord de l'intelligence tant il semble quelque fois être en mesure d'échanger d'égal à égal avec nous. Le fait qu'il n'y parviennent finalement que dans la limite des passions et d'une connaissance sans abstraction nous éclaire sur ce qui nous spécifie.

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Sur Paul Valéry - « Ayant consacré ces heures à la vie de l'esprit, je me sens le droit d'être bête le reste de la journée »

Durant la nuit orageuse du 4 au 5 octobre 1892, alors qu'il est en vacances à Gênes dans la famille de sa mère, il connait ce qu'il décrit comme une grave crise existentielle. Il en sort non seulement résolu à « répudier les idoles » de la littérature, de l'amour et de l'imprécision, mais aussi à consacrer l'essentiel de son existence à ce qu'il nomme « la vie de l'esprit ». Les Cahiers dans lesquels il s'astreint à noter toutes ses réflexions au petit matin en témoignent. « Après quoi », ajoute-t-il en manière de boutade, « ayant consacré ces heures à la vie de l'esprit, je me sens le droit d'être bête le reste de la journée ». Il oriente son esprit vers de nouvelles valeurs, qu'il estime incompatible avec la création littéraire : la rigueur et la sincérité de l'esprit, et la connaissance de soi.

Il indique à plusieurs reprises qu'il considère cette nuit passée à Gênes comme sa véritable origine, le début de sa vie mentale.

(Wikipedia, Paul Valéry)

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