Descartes (sur)

On ne soulignera jamais assez l’impact de cette « révolution copernicienne » avant l’heure, symétrie inversée de la révolution héliocentrique opérée au temps de Galilée : l’homme, rejeté aux périphéries du système solaire, se trouvait promu au centre de la science. Si cette « invention du sujet » ne fut pas de génération spontanée, si elle fut préparée de longue date, à partir du XIVème siècle de Jean Duns Scot et de Guillaume d’Ockham, c’est avec Descartes cependant que débute le monde moderne : avec l’invention de l’autonomie. Par la découverte du sujet, je ne dis pas l’individu ni la subjectivité plurielle, mobile et variable de chacun, mais le sujet pensant et rationnel auquel participe chacun, homme ou femme, roi ou manant, la philosophie cartésienne signe l’émergence moderne du Moi, producteur de sa propre législation.

(François-Xavier Putallaz, La philosophie sans prise de tête, 2020, p. 145)

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Descartes (sur) - Le choix guidé par l’obéissance aux idées

Ce pouvoir de choisir, qui me constitue, s’exerce dans un monde déjà là, et au sein de valeurs et de vérités créées par Dieu. Si donc ma liberté ne se soumet pas à mon entendement, elle n’est plus que puissance d’erreur : en m’affirmant par elle, je me tourne vers le néant. Et tel est le péché. Ainsi, ce qui constitue mon être et apparaît comme le fondement de mes mérites est aussi, indissolublement, la raison de ma perte. Et la morale cartésienne reçoit de la sorte un premier cadre, d’ordre métaphysique. Il faut adhérer au vrai et à l’être, ce qui implique quelque soumission : ici la passivité de l’entendement, qui nous révèle les idées, voulues par Dieu, vient ordonner et fournir une matière à la vertu d’obéissance, chère aux jésuites de La Flèche.

(Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre, 1956, chap. 5)

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Joseph Ratzinger - A propos du volontarisme, quand B. XVI rattrape Duns Scot par les bretelles !

Enfin, Duns Scot a développé un point à l’égard duquel la modernité est très sensible. Il s’agit du thème de la liberté et de son rapport avec la volonté et avec l’intellect. Notre auteur souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté, en commençant par un raisonnement qui valorise le plus la volonté. Malheureusement, chez des auteurs qui ont suivi le notre, cette ligne de pensée se développa dans un volontarisme en opposition avec ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste. Pour saint Thomas d’Aquin, qui suit saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect. Une idée de la liberté innée et absolue — comme justement elle évolue après Duns Scot — située dans la volonté qui précède l’intellect, que ce soit en Dieu ou dans l’homme, risque en effet de conduire à l’idée d’un Dieu qui ne ne serait même pas lié à la vérité et au bien. Le désir de sauver la transcendance absolue et la différence de Dieu par une accentuation aussi radicale et impénétrable de sa volonté ne tient pas compte du fait que le Dieu qui s’est révélé en Christ est le Dieu «logos», qui a agi et qui agit rempli d’amour envers nous. Assurément, comme l’affirme Duns Scot dans le sillage de la théologie franciscaine, l’amour dépasse la connaissance et est toujours en mesure de percevoir davantage que la pensée, mais c’est toujours l’amour du Dieu « logos » (cf. Benoît XVI,Discours à Ratisbonne, Insegnamenti di Benedetto XVI, II [2006], p. 261; cf. ORLF n. 38du 19 septembre 2006). Dans l’homme aussi, l’idée de liberté absolue, située dans sa volonté, en oubliant le lien avec la vérité, ignore que la liberté elle-même doit être libérée des limites qui lui viennent du péché. De toute façon, la vision scotiste ne tombe pas dans ces extrêmes: pour Duns Scot un acte libre découle du concours d'un intellect et d'une volonté et s'il parle d'un « primat » de la volonté, il l'argumente exactement parce que la volonté suit toujours l'intellect.

[Le problème est là : pour Duns Scot la volonté ne suit pas réellement ce que lui apporte l'intellect (la connaissance de l'objet), cette connaissance ne sert que d'occasion, on pourrait parler d'occasionalisme. D.S. dit que volonté et intellect concourent à l'acte mais pas de manière égale, la volonté prime ; en effet, sans un objet particulier l'acte serait toujours le même, etc. Le bien connu ne détermine pas. Il n'y a pas au sens strict de rapport à la vérité de l'objet. L'acte est gouverné par l'affectio justiciae qui garantit la bonté de l'acte (comme Dieu garantit la vérité des idées chez Descartes).]

En m’adressant aux séminaristes romains — l’année dernière — je rappelais que « la liberté, à toutes les époques, a été le grand rêve de l’humanité, mais en particulier à l’époque moderne » (Discours au séminaire pontifical romain, 20 février 2009). Mais c’est précisément l’histoire moderne, outre notre expérience quotidienne, qui nous enseigne que la liberté n’est authentique et n’aide à la construction d’une civilisation vraiment humaine que lorsqu’elle est vraiment réconciliée avec la vérité. Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix, qu’il appelle potentia oboedientialis: quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

Benoît XVI aborde cette partie 3ème et dernière partie de son discours différemment. Sa défense de Duns Scot pour le distinguer des auteurs qui s'inspireront de lui peut aussi se lire comme une correction implicite de Duns Scot. Car Duns Scot est clairement volontariste, pas de manière aussi caricaturale que l'ont été Henri de Gand et P. de J. Olivi, mais volontariste quand même. Il affirme clairement d'autre part que Dieu aurait pu créer autrement qu'il ne l'a fait (ce que reprendront et Luther et Descartes). Cette affirmation conduira, de fait, au scepticisme que dénonce B.XVI., mais également à l'existentialisme sartrien d'une liberté créatrice toute puissante détachée de tout rapport à la vérité (Michel Foucauld et consorts). Benoît XVI tient donc une position très habile et très respectueuse des autres qualités de D.S. Il n'en reste pas moins qu'il le corrige "fraternellement" et il le fait avec la responsabilité de sa charge. A quel point est-il conscient de sa pirouette ? Difficile à dire mais gardons à l'esprit la dimension espiègle du personnage (cf. surprise de Peter Seewald à ce sujet). L'expression "de toute façon, la vision de Duns Scot ne tombe pas dans..." résonne comme une défense à contre-courant. En 2006 aussi Benoît XVI avait très précisément corrigé les courants issus de Duns Scot tout en tentant de préserver notre auteur.

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Joseph Ratzinger - La liberté sans la vérité est un principe de destruction

Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. 

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

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Lucien Jerphagnon sur Duns Scot

Doctor subtilis : ce surnom, amplement mérité, (…) décourage une fois de plus l’exposé détaillé de ses thèses. Aujourd’hui encore, où son école poursuit sa carrière en milieu franciscain, les théories scotistes, par leur aspect quintessencié, ne laissent jamais le lecteur très sûr d’avoir compris.

(Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée D'Homère à Jeanne d'Arc, 2009, p. 490)

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Sartre - Le talent, un crime contre soi-même et contre les autres

  • Et autres absurdités...

Lors de ce passage, on culmine plusieurs fois à un niveau élevé de bêtise, pour ne pas dire autre chose.

Claude Lanzmann

Tout à l'heure quand Madeleine vous a demandé « Qui êtes-vous pour juger ? », vous avez répondu (…) « N'importe qui ». J’aimerais que vous en parliez. Par exemple à la fin de votre livre Les mots, vous vous posez une à vous-même et la question est celle-ci : « Que reste-t-il ? » et vous répondez : « Tout un homme fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Aussitôt après la parution de Les mots, on vous a décerné le prix Nobel de littérature et vous l'avez refusé. Ceci a fait dire à quelqu'un qui vous aimait bien (et je trouve ça extrêmement drôle) : « Décidément, Sartre est plus n'importe qui que n'importe qui. » J'aimerais que vous parliez là-dessus.

Jean-Paul Sartre

Hé bien, vous comprenez, quand je dis « Tout un homme fait de tous les hommes », ça vaut pour moi comme pour tous et ça signifie, par conséquent, une telle communauté, en profondeur, entre les gens, que vraiment ce qui les sépare c'est du différentiel. Autrement dit, je trouve qu’il vaut mieux essayer de réaliser en soi, dans son aspect radical, la condition humaine, autant qu'on le peut, que de s'accrocher à une mince différence spécifique que nous appellerons par exemple le talent, qui est un crime contre soi-même et contre les autres, parce que c'est s'attacher uniquement à ce qui sépare. En vérité, quand je dis que je suis n'importe qui, je veux dire que les différences (qui font l'objet de vanité, de recherche et d'ambition) sont si minces qu’il faut vraiment être très modeste pour les rechercher et en même temps on se mutile.

Ce que je trouve au contraire - que je ne puis réaliser moi-même, parce que je suis…, c'est ma contradiction de bourgeois - c'est certains rapports extrêmes avec la mort, le besoin, l'amour, la famille, dans un même moment de danger qui fait que à ce moment-là on touche à la vraie réalité humaine, c'est-à-dire à l'ensemble des rapports vécus à tous les termes limites de notre condition. C'est pour ça que j'ai du respect pour les gens qui vivent dans ce domaine, par exemple, si vous voulez, pour ce qu’étaient des paysans cubains avant la révolution : dans la misère, dans la souffrance. A mon avis ils réalisent infiniment mieux ce que c'est qu'un homme que  Monsieur de Montherlant par exemple, et c'est ça que je veux dire.

Cependant, je pense que, dans ces conditions, être n'importe qui n'est pas simplement une réalité, c’est aussi une tâche, c'est à dire refuser tous les traits distinctifs pour pouvoir parler au nom de tout le monde. Et on ne peut parler au nom de tout le monde que si on est tout le monde, et ne pas chercher à la manière de tant de pauvres confrères le surhomme mais au contraire à être le plus homme possible, c'est à dire le plus semblable aux autres. Il s'agit donc, en effet, d'une tâche.

Autrement dit, je suis complètement d'accord avec un des idéaux de Marx qui veut que lorsqu’un bouleversement de la société aura supprimé la division du travail, il n'y aura plus d'écrivains d’un côté, attachés à leur petite particularité d’écrivain, à leur petit talent d'écrivain et puis de l'autre, des mineurs, des ingénieurs mais qu'il y aura des hommes qui écrivent et qui par ailleurs font autre chose mais qui écrivent en ce moment. Parce que l'activité d'écrire est une activité absolument liée à la condition humaine, c'est l'usage du langage pour fixer la vie, c'est donc une chose essentielle mais elle ne doit précisément pas pour ça être confiée à des spécialistes, elle est actuellement confiée à des spécialistes en fonction de la division du travail mais dans la réalité il faudrait concevoir des hommes qui seraient polyvalents. Je ne sais pas si c'est réalisable, ça c'est un autre problème, je sais qu'en tout cas que, nous, nous devons essayer chacun individuellement, les écrivains par exemple, de penser les choses comme ça.

Madeleine Gobeil-Noël

Et le prix Nobel de littérature aurait été une distinction…

Jean-Paul Sartre

Le prix Nobel de littérature aurait été précisément une petite distinction, un petit pouvoir, une séparation. Moi je n'ai de rapport qu'avec mon public.

Madeleine Gobeil-Noël

Mais est-ce que vous auriez accepté Sartre le prix Nobel de la paix ?

Jean-Paul Sartre

Non, pas plus que le prix Nobel de littérature. Ce que j'aurais accepté avec reconnaissance c'est le prix Nobel au moment des 121, parce que à ce moment-là je ne l'aurais pas considéré comme me distinguant mais comme une preuve de solidarité dans les pays étrangers touchant une action radicale contre la guerre. A ce moment-là, oui. Mais je ne l'aurais pas considéré comme étant à moi mais comme un acte politique.

in Jean-Paul SARTRE : l'écrivain, l'intellectuel et le politique - Interview à Radio-Canada (diffusé en mars 1967), de 34’40 à 40'18.

En privilégiant le commun au dépend de la différence spécifique, on préfère l'homme dans sa virtualité, dans son état non déterminé. Cela rappelle la séduction que les contraires possibles exercent sur Duns Scot, lorsqu'on n'est pas en acte on peut encore tout être, cet état peut donner le sentiment d'être tout, de dépasser le principe de non contradiction dans lequel on pourrait être à la fois assis et debout au même moment. Ce qui est certain, c'est que dans les deux cas on relativise l'acte qui détermine car le passage à l'acte limite à une seule puissance... D'où la tentation d'imaginer un homme capable de tout être à la demande, un homme polyvalent ; dans le cas de Sartre, un homme qui ne serait pas seulement limité à être écrivain...

 

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Sur Duns Scot : Quid de l'influence du scotisme ?

Il convient de rester conscient du fait que derrière l’appellation « scotisme », ce sont en réalité tous les débats du tournant du XIIIe au XIVe siècle qui se cachent, et qu’en tirant le fil de Duns Scot, c’est une immense pelote d’auteurs médiévaux parfois oubliés au XVIIe que l’on risque de dérouler, et trouver en Henri de Gand, Guillaume d’Alnwick, Pierre Auriol, voire Pierre de Jean Olivi ou même Jacques d’Ascoli de nouveaux interlocuteurs. Aussi, analyser aujourd’hui les rapports entre, par exemple, Descartes, Malebranche ou Arnauld avec la scolastique ne doit assurément plus se faire, comme à l’époque d’Étienne Gilson, avec un vague « thomisme ». Mais ce serait une erreur tout aussi funeste de les comparer sans autre forme de procès avec les thèses de Duns Scot lui-même et de conclure rapidement à un hypothétique « omni-scotisme ». C’est la diffusion de thèses individuelles, héritées des controverses de la première grande scolastique des XIIIe et XIVe, médiées par des voies diverses et des milieux scolaires multiples, qu’il convient d’analyser, afin d’éviter que le dialogue philosophique ainsi suscité entre les grandes figures de l’esprit par-delà les siècles ne soit artificiel. En histoire de la philosophie, il convient d’être radicalement empiriste : en suivant une thèse à la trace, dans les reprises, déplacements ou réfutations qu’elle subit école par école, folio par folio, ce qui reste le seul moyen de conjurer efficacement le caractère un peu magique de tous les discours sur l’ « influence ».

Jacob Schmutz, L'héritage des subtils cartographie du scotisme de l'âge classique, Dans Les Études philosophiques 2002/1 (n° 60), pp. 74-75

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