Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir : "Chaque fois que je revois la Provence, je reconnais mes raisons de l’aimer ; elles ne justifient pas la manie dont un souvenir me fait mesurer, non sans stupeur, l’acharnement. Ma sœur vint à Marseille à la fin de novembre ; je l’initiai à mes nouveaux plaisirs comme je l’avais associée à mes jeux d’enfant ; nous vîmes sous le grand soleil l’aqueduc de Roquefavour, nous nous promenâmes en espadrilles dans la neige autour de Toulon ; elle manquait d’entraînement, elle eut des ampoules qui la firent souffrir, mais elle ne se plaignait jamais et marchait à mon pas. Un jeudi, arrivant vers midi à la Sainte-Baume, la fièvre la prit ; je lui dis de se reposer à l’hospice, d’y boire des grogs en attendant le car qui descendait quelques heures plus tard sur Marseille, et je terminai seule ma course. Le soir, elle se mit au lit avec la grippe et un remords m’effleura. Aujourd’hui, j’ai peine à concevoir comment je l’abandonnai frissonnante, dans un lugubre réfectoire. En général, je me souciais d’autrui, et j’aimais beaucoup ma sœur. « Vous êtes une schizophrène », me disait souvent Sartre : au lieu d’adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire ; à la Sainte-Baume, en effet, je niai l’existence de ma sœur plutôt que de m’écarter de mon programme : elle avait toujours si fidèlement servi mes plans que je ne voulus pas même envisager que cette fois-ci elle les dérangeât. Cette « schizophrénie » m’apparaît comme une forme extrême et aberrante de mon optimisme ; je refusais, comme à vingt ans, que « la vie eût d’autres volontés que les miennes »." (La force de l'âge, Chap. II)

Egoïsme, Idéalisme, Création de soi, Réel