Alexis de Tocqueville, déterminisme et liberté dans l'homme et dans les peuples

« Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du sol ou du climat. Ce sont là de fausses et lâches doctrines qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples. »

De la democratie en amerique, Oeuvres complètes - tome I, volume 2, Gallimard, 1961, p. 339

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Baudelaire

La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C’est l’individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne.
Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. 
Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés belges.
Il y a aussi des gens qui ne peuvent s’amuser qu’en troupe. Le vrai héros s’amuse tout seul. 

(Mon coeur mis à nu, n°15)

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Baudelaire

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. (Curiosités EsthétiquesIV – Exposition universelle 1855)

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Bautain (Louis)

Les philosophes ? Des idéologues. Napoléon contre la philosophie... selon Bautain.

Quand, après la crise, politique l’ordre commença à se rétablir, quand les grandes institutions sans lesquelles il n’y a point de société, eurent été repo­sées sur leurs bases naturelles par la main puissante d’un homme que la Providence suscita pour tirer la France de l’anarchie, on songea à reconstituer l’instruction publique. Les écoles furent organisées en un vaste système, dont le chef de l’État tenait la clef, et toute la jeunesse française dut être dressée et formée comme un seul homme pour servir d’instrument à sa volonté. La France était tombée de l’anarchie sous le despotisme, et après avoir tant crié : Liberté ! elle s’estimait heureuse de trouver quelque repos dans la servitude. Il est clair qu’en de telles circonstances, il n’y avait pas d’encouragement à espérer pour la philosophie. Celui qui commandait et dont la mission était de rétablir l’ordre, n’était pas d’humeur à tolérer ces discours sophistiques, ces théories subtiles, dont le résultat est toujours de troubler et d’agiter les esprits en remuant les fondemens des institutions et en remettant les principes de la société en questionD’un mot il imposa silence aux idéologues, disciples et successeurs de Condillac, qui prenaient, comme lui, de la grammaire pour de la métaphysique, et faisaient, sans le savoir, du panthéisme, du maté­rialisme en guise de morale. Le grand homme ne voulut même pas qu’il entrât des philosophes dans son Institut; et quand il établit l’Université, il en confia la direction à un des plus beaux esprits du temps, à un homme distingué par son goût exquis, par sa parole gracieuse et la noblesse de ses manières, à un poète, à un orateur auquel la philosophie importait peu, et qui en effet ne s’en inquiéta guère tant qu’il fut à la tête de l’instruction publique. (Philosophie du Christianisme, 1835, Tome 2, pp. 22-23)

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Bernanos - La technique est a-morale mais peut tuer toute vie intérieure

Chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !

Lorsque j’écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu’ils auraient sans doute agi de la même manière s’ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l’avenir. L’objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu’on met en cause la Machinerie, c’est que son avènement marque un stade de l’évolution naturelle de l’Humanité ! Mon Dieu, oui, je l’avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la Machinerie n’oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. (Bernanos, La France contre les robots, pp. 121-123, Bibliothèque numérique romande)

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Boris Cyrulnik

Le choix est clair, mais il est douloureux. Ceux qui s’engagent sur le chemin de la liberté intérieure perdront leurs amis. Ils seront haïs par ceux qu’ils aiment, comme l’a été Hannah Arendt. Penser par soi-même, c’est s’isoler : l’angoisse est le prix de la liberté. Alors que ceux qui se soumettent à la parole d’un tyran adoré connaîtront un sentiment de sécurité (tous ensemble), un sentiment d’égalité (tous pareils), une gaieté carnassière qui leur permettra de danser sur les charniers, comme l’ont fait les gardiens SS à Auschwitz, les égorgeurs de Pol Pot et les tribunaux d’adolescents chinois émerveillés par le Grand Timonier. (Le laboureur et les mangeurs de vent, 2022, La liberté intérieure)

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Camille Kouchner - Le divorce est une liberté

Paula, la mère, était une femme magnifique. Elle ressemblait à Marilyn Monroe, icône familiale. Elle était son portrait. Sa photo en robe blanche à côté de celle de l’actrice. Incroyable ressemblance. Incroyable mise en scène, surtout. Au sujet de sa mère, Évelyne était intarissable.

« Paula était une femme libre. Imagine ! Dans les années 50, elle a découvert Beauvoir quand elle se traînait un mari conservateur. Mon père était ultra autoritaire. Ma mère l’a quitté une fois, a trouvé qu’elle avait mal divorcé, l’a ré-épousé et a, à nouveau, divorcé. Beaucoup mieux, cette fois-ci. »

Lorsqu’elle me racontait ma grand-mère, ma mère soulignait ses idéaux :

« À la fin des années 50, Paula a fait exploser les conventions bourgeoises. Elles lui garantissaient pourtant confort et renommée. Ma mère a fui son mariage ; elle ne supportait plus les conneries de son mari, et, avec elles, la société calédonienne, qui n’entendait rien au deuxième sexe. Elle est partie au nom de la liberté, de la liberté des femmes. Elle a eu cette énergie, cette détermination, celle de ne pas attendre d’être désirée, celle aussi qui défait la famille institutionnalisée. J’étais si contente au deuxième divorce ! Débarrassée de mon père ! » (chap. 3)

(...)

Inutile de chercher le soutien de ma grand-mère, en effet. Je me souviens encore de sa colère quand, en balade rue de Vaugirard, Victor a évoqué les difficultés de la séparation :

« Rentrez seuls, vous êtes assez grands ! »

À peine 6 ans, et Paula nous plantait sur le trottoir. Chacun sa liberté. Petits Poucets. À la maison, ma mère nous attendait, pour la première fois très énervée. Nous étions si cruels de nous être plaints.

« Pas question d’avoir des enfants idiots, des enfants caricatures. Le divorce est une liberté. »

Ce divorce, son divorce, était un droit acquis de haute lutte par les femmes. Nous piétinions le parcours des aventurières, le courage de ma mère et celui de ma grand-mère. Elle, si vaillante d’avoir arraché ma mère à son fasciste de père. Ma mère, ma grand-mère étaient en droit de nous en vouloir, nous devions le savoir. (chap. 4)

 

(Camille Kouchner, La Famillia Grande, 2021)

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Claude Tresmontant

Nous sommes ici, avec la théologie luthérienne du péché originel, au cœur, ou plutôt au principe, au point de départ germinal de l'athéisme moderne. Par sa doctrine du péché originel Luther a porté une condamnation radicale sur la nature humaine, en ses forces vives : la raison, l'action, la liberté.

Le Concile de Trente a rejeté la conception luthérienne du péché originel, avec tous ses corollaires : corruption radicale de la nature humaine, négation de la liberté humaine, incapacité de l'homme à coopérer à l'œuvre de la sanctification, etc. Le premier Concile du Vatican, en 1870, a rejeté l'irrationalisme et le fidéisme qui s'étaient développés, dans la philosophie allemande et française, à la suite de Luther.

Il n'en reste pas moins que, depuis le XVIIIe siècle, l'influence de la pensée luthérienne a été considérable dans la conscience chrétienne. La chrétienté a été tellement pénétrée par les thèses luthériennes, malgré l'opposition de l'orthodoxie, que, du dehors, ceux qui observent et jugent le christianisme, l'aperçoivent et le comprennent comme un christianisme luthérien.

Ce que, surtout depuis les grandes polémiques du XVIIIe siècle, les adversaires les plus violents du christianisme entendent par christianisme, c'est, il suffit de les lire pour s'en rendre compte, le christianisme de type luthérien. Ce que, depuis le XVIIIe siècle, la conscience moderne rejette, vomit, c'est le christianisme luthérien, celui qui professe que la nature humaine est radicalement corrompue, que la raison est impuissante, qu'il faut s'en remettre à la foi, qui est aveugle, et opposée à la raison ; que l'action humaine n'est pas créatrice ; que la morale est imposée du dehors par un dieu tyran et castrateur, et ainsi de suite. Les problèmes de l'athéisme, Claude Tresmontant, 1972, Part. II, Chap. III.

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Descartes (sur) - Le choix guidé par l’obéissance aux idées

Ce pouvoir de choisir, qui me constitue, s’exerce dans un monde déjà là, et au sein de valeurs et de vérités créées par Dieu. Si donc ma liberté ne se soumet pas à mon entendement, elle n’est plus que puissance d’erreur : en m’affirmant par elle, je me tourne vers le néant. Et tel est le péché. Ainsi, ce qui constitue mon être et apparaît comme le fondement de mes mérites est aussi, indissolublement, la raison de ma perte. Et la morale cartésienne reçoit de la sorte un premier cadre, d’ordre métaphysique. Il faut adhérer au vrai et à l’être, ce qui implique quelque soumission : ici la passivité de l’entendement, qui nous révèle les idées, voulues par Dieu, vient ordonner et fournir une matière à la vertu d’obéissance, chère aux jésuites de La Flèche.

(Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre, 1956, chap. 5)

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F.-X. Putallaz - Le libre arbitre n'est pas la liberté

  • La liberté est une propriété de la volonté qui se porte vers ce qui est meil­leur

Avec l’expression « iudicium liberum », on saisit mieux le sens du terme « libre arbitre » : il ne s’agit pas de la liberté, laquelle est une propriété de la volonté qui se porte vers ce qui est meil­leur, mais de la « liberté de choix », c’est-à-dire du juge­ment libre qui oriente l’action. La question [I, 83,] 3 sera donc très délicate : le libre arbitre, qui est cette faculté de choisir en raison d’un jugement ouvert à une pluralité d’objets, ne serait-il pas une faculté cognitive plutôt qu’une faculté appétitive ? N’est-il pas de l’ordre du jugement plutôt que de la volonté ? En démontrant que le libre arbitre n’est rien d’autre que le mode d’exercice de la volonté humaine, Thomas montre que la raison est seulement à la racine du libre arbitre, aucunement à l’origine de la volonté et de son élan foncier. (L'Âme humaine, p. 565, n. 240)

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F.-X. Putallaz - Sur la liberté chez Sartre

On comprend l’erreur qu’il y aurait à soutenir, avec Jean-Paul Sartre, que « l’homme est sa liberté ». Pour « être sa liberté », c’est-à-dire pour choisir son essence, il faudrait que la réalité humaine (on ne dit même plus « l’homme ») ne fut rien, afin qu’elle puisse devenir tout : il ne doit pas y avoir de « nature humaine », puisque toute nature porterait un coup fatal à l’absolue liberté. 

Cette conception existentialiste induit des conséquences considérables, dont la moindre n’est certainement pas la conviction partagée par Simone de Beauvoir selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient », avec ses innombrables ramifications dans certaines théories du genre, lesquelles voient dans la nature un obstacle à la liberté ou au libre choix. (L'Âme humaine, p. 722)

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Hans Urs Von Balthasar - La machine qui devait libérer l'homme la lui a finalement volée

Nous baignons dans une forme de culture que l’on ferait mieux d’appeler culture technique à son stade terminal, dans laquelle l’homme court le danger d’être dominé par la machine qu’il a créée puis déshumanisée, dans la mesure où la machine par laquelle il espérait parvenir à la liberté lui vole précisément sa liberté.

Hans Urs Von Balthasar, Henri de Lubac, Entretiens sur l'Eglise, recueillis par Angelo Scola, Cerf, 2022, p.57

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Joseph Ratzinger - A propos du volontarisme, quand B. XVI rattrape Duns Scot par les bretelles !

Enfin, Duns Scot a développé un point à l’égard duquel la modernité est très sensible. Il s’agit du thème de la liberté et de son rapport avec la volonté et avec l’intellect. Notre auteur souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté, en commençant par un raisonnement qui valorise le plus la volonté. Malheureusement, chez des auteurs qui ont suivi le notre, cette ligne de pensée se développa dans un volontarisme en opposition avec ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste. Pour saint Thomas d’Aquin, qui suit saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect. Une idée de la liberté innée et absolue — comme justement elle évolue après Duns Scot — située dans la volonté qui précède l’intellect, que ce soit en Dieu ou dans l’homme, risque en effet de conduire à l’idée d’un Dieu qui ne ne serait même pas lié à la vérité et au bien. Le désir de sauver la transcendance absolue et la différence de Dieu par une accentuation aussi radicale et impénétrable de sa volonté ne tient pas compte du fait que le Dieu qui s’est révélé en Christ est le Dieu «logos», qui a agi et qui agit rempli d’amour envers nous. Assurément, comme l’affirme Duns Scot dans le sillage de la théologie franciscaine, l’amour dépasse la connaissance et est toujours en mesure de percevoir davantage que la pensée, mais c’est toujours l’amour du Dieu « logos » (cf. Benoît XVI,Discours à Ratisbonne, Insegnamenti di Benedetto XVI, II [2006], p. 261; cf. ORLF n. 38du 19 septembre 2006). Dans l’homme aussi, l’idée de liberté absolue, située dans sa volonté, en oubliant le lien avec la vérité, ignore que la liberté elle-même doit être libérée des limites qui lui viennent du péché. De toute façon, la vision scotiste ne tombe pas dans ces extrêmes: pour Duns Scot un acte libre découle du concours d'un intellect et d'une volonté et s'il parle d'un « primat » de la volonté, il l'argumente exactement parce que la volonté suit toujours l'intellect.

[Le problème est là : pour Duns Scot la volonté ne suit pas réellement ce que lui apporte l'intellect (la connaissance de l'objet), cette connaissance ne sert que d'occasion, on pourrait parler d'occasionalisme. D.S. dit que volonté et intellect concourent à l'acte mais pas de manière égale, la volonté prime ; en effet, sans un objet particulier l'acte serait toujours le même, etc. Le bien connu ne détermine pas. Il n'y a pas au sens strict de rapport à la vérité de l'objet. L'acte est gouverné par l'affectio justiciae qui garantit la bonté de l'acte (comme Dieu garantit la vérité des idées chez Descartes).]

En m’adressant aux séminaristes romains — l’année dernière — je rappelais que « la liberté, à toutes les époques, a été le grand rêve de l’humanité, mais en particulier à l’époque moderne » (Discours au séminaire pontifical romain, 20 février 2009). Mais c’est précisément l’histoire moderne, outre notre expérience quotidienne, qui nous enseigne que la liberté n’est authentique et n’aide à la construction d’une civilisation vraiment humaine que lorsqu’elle est vraiment réconciliée avec la vérité. Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix, qu’il appelle potentia oboedientialis: quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

Benoît XVI aborde cette partie 3ème et dernière partie de son discours différemment. Sa défense de Duns Scot pour le distinguer des auteurs qui s'inspireront de lui peut aussi se lire comme une correction implicite de Duns Scot. Car Duns Scot est clairement volontariste, pas de manière aussi caricaturale que l'ont été Henri de Gand et P. de J. Olivi, mais volontariste quand même. Il affirme clairement d'autre part que Dieu aurait pu créer autrement qu'il ne l'a fait (ce que reprendront et Luther et Descartes). Cette affirmation conduira, de fait, au scepticisme que dénonce B.XVI., mais également à l'existentialisme sartrien d'une liberté créatrice toute puissante détachée de tout rapport à la vérité (Michel Foucauld et consorts). Benoît XVI tient donc une position très habile et très respectueuse des autres qualités de D.S. Il n'en reste pas moins qu'il le corrige "fraternellement" et il le fait avec la responsabilité de sa charge. A quel point est-il conscient de sa pirouette ? Difficile à dire mais gardons à l'esprit la dimension espiègle du personnage (cf. surprise de Peter Seewald à ce sujet). L'expression "de toute façon, la vision de Duns Scot ne tombe pas dans..." résonne comme une défense à contre-courant. En 2006 aussi Benoît XVI avait très précisément corrigé les courants issus de Duns Scot tout en tentant de préserver notre auteur.

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Joseph Ratzinger - La liberté sans la vérité est un principe de destruction

Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. 

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

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Marie-Dominique Philippe

“Liberté” est un terme abstrait. Or saint Thomas, à la suite d’Aristote, montre que nous n’avons pas l’expérience des choses abstraites. La philosophie ne peut donc commencer sur quelque chose d’abstrait. Ce sont nos idées qui sont abstraites ; mais le philosophe part de l’expérience. (...) Nous n’avons pas l’expérience de la liberté, parce que la liberté en soi n’existe pas. La liberté qualifie des actes. On parle d’actes libres, dont on a l’expérience, et l’intelligence essaie, pour mieux comprendre, d’abstraire. On parle alors de “liberté”. CESJ, n° 117, n. 9

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Marx

"Marx était un progressiste, c'était un enfant des Lumières, la seule chose qui comptait pour lui, c'était la liberté." Yanis Yaroufakis, Ancien ministre des finances grec, dans De Marx aux marxistes, Documentaire Arte, à 0"41', 

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Molière

"Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite,
N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite ;
Le caprice y prend part, et quand quelqu'un nous plaît,
Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.
Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagesse,
Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse;
Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.
Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,
Et ne vous servez point de cette violence
Que pour vous on veut faire à mon obéissance."

(Molière, Les Femmes Savantes, Acte V, Scène 1)

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Nicolas Sarkozy - L'amour est au-dessus de la liberté car l'amour c'est créer des liens

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- C'est vrai qu'il y a évidemment des gens qui ne vous aiment pas, mais vous avez vos fans et c'est ça qui n'est pas si fréquent peut-être pour un homme politique. 

- D'abord il n'y a rien d'étonnant parce que moi j'écris pour partager, j'ai fait de la politique pour partager. 

- Il y a un rapport affectif, très fort. 

- Mais pourquoi ? Qu'est-ce que c'est que le rapport s'il n'est pas affectif ? Je veux dire : quels sont les liens s'ils ne sont pas affectifs ? Vous savez, il y a une expression que je n'aime pas, quand les gens disent : "je ne mets rien au-dessus de ma liberté". Ah bon ? Donc tu n'as pas créé de lien. Parce que le but de la vie ce n'est pas d'être libre, c'est de créer des liens. Et chaque lien que l'on crée, on handicape sa liberté. Parce que la liberté, sa liberté, c'est de l'égoïsme. Vous avez handicapé votre liberté avec vos enfants, avec votre conjoint, votre conjointe, avec vos parents. On n'est pas seul, on crée des liens. Et le but de la vie c'est d'avoir plein de liens, donc plein de limites à sa liberté. Parce que chaque lien c'est du bonheur, mais c'est de la liberté en moins. Donc si j'écris, c'est pour partager, et pour rencontrer ceux à qui j'écris.

Un livre sans lecteur, c'est rien. Un livre appartient autant à celui qui le lit qu'à celui qui l'écrit. Il y a cent mille interprétations de mon livre. Le même nombre d'interprétations qu'un nombre de lecteurs. Ces événements dont je parle, ils ne m'appartiennent pas. Ils appartiennent autant à M. Dupont ou à Mme Durand qu'à moi. Et c'est pour ça que je le fais. Et je n'aime pas trop l'expression "mes fans", d'abord je ne sais pas, mais ils ne m'appartiennent pas. C'est des citoyens qui aiment la France. 

- Mais ils vous aiment beaucoup.

- Ils ont le droit, on n'est pas obligé de détester tout le monde. Mais parfois il y a même des gens, vous voyez, qui n'ont pas voté pour moi, qui viennent, et qui me disent "moi j'aime pas le politique, mais j'aime l'homme". Ou d'autres qui me disent au contraire "j'aime l'homme, mais vous m'avez déçu sur tel ou tel point". Mais c'est un lien.

Europe 1, 29 août 2023, 0"47 --> 2"52

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Paul Lafargue

Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres. (Paul Lafargue est le mari de Laura Marx, fille de Karl Marx, elle se suicide avec son mari)

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Paul Valéry

Comment se peut-il que l'affaire de la liberté et du libre arbitre ait excité tant de passion et animé tant de disputes sans issue concevable ? C'est que l'on y portait sans doute un tout autre intéret que celui de d'acquérir une connaissance que l'on n'eut pas. On regardait aux conséquences. On voulait qu'une chose fut, et non point une autre ; les uns et les autres ne cherchaient rien qu'ils n'eussent déjà trouvé. C'est à mes yeux le pire usage que l'on puisse faire de l'esprit qu'on a. La Pléiade, Tome II, Fluctuations sur la liberté, p. 953

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Raymond Aron - Les puritains choisissaient d'être homme de métier, les hommes d'aujourd’hui sont contraints de l’être

Max Weber ne se lassait pas de souligner le décalage entre les projets des hommes et les suites de leurs actes. Ce qu’une génération à librement voulu est, pour la génération suivante, destin inexorable. Les puritains choisissaient d’être hommes de métier, les hommes d’aujourd’hui sont contraints de l’être.

(Raymond Aron, in Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p.31.)

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Raymond Aron, la liberté selon Sartre tend à la violence

Une autre particularité de l'ontologie sartrienne accentue le goût, sinon le culte de la violence : la radicale séparation des instants. La conscience demeure libre par rapport à ce qu'elle fut tout autant que par rapport à ce qui est. De là le rôle du serment, moyen pour ainsi dire magique, pour interdire à sa propre liberté de trahir demain sa décision d'aujourd'hui. Ulysse se fit attacher au mât de son vaisseau pour ne pas céder au charme des sirènes. Le militant, qui jure de servir la cause et d'obéir, accepte ou pour mieux dire enjoint à ses compagnons de le châtier s'il manque à son serment. La fraternité des combattants de l'ombre ne se sépare pas de la terreur que tous exercent sur chacun et chacun sur tous. 
Mise en théorie de la pratique des mouvements de résistance ? Oui, bien sûr, mais surtout interprétation sartrienne de la pratique des révolutionnaires (ou des clandestins) à la lumière de la liberté, à chaque instant neuve, à chaque instant responsable totalement d'elle-même. « Sartre refuse d'admettre qu'il a une identité quelconque avec son passé (Simone de Beauvoir). »

(Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, pp. 760-761

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Sartre

 

ORESTE

(...) Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ? Ah ! un chien, un vieux chien qui se chauffe, couché près du foyer, et qui se soulève un peu, à l'entrée de son maître, en gémissant doucement, pour le saluer, un chien a plus de mémoire que moi : c'est son maître qu'il reconnaît. Son maître. Et qu'est-ce qui est à moi ?

LE PÉDAGOGUE

Que faites-vous de la culture, monsieur ? Elle est à vous, votre culture, et je vous l'ai composée avec amour, comme un bouquet, en assortissant les fruits de ma sagesse et les trésors de mon expérience. Ne vous ai-je pas fait, de bonne heure, lire tous les livres pour vous familiariser avec la diversité des opinions humaines et par­ courir cent Etats, en vous remontrant en chaque circonstance comme c'est chose variable que les mœurs des hommes ? A présent vous voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affran­chi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans reli­gion, sans métier, libre pour tous les engage­ments et sachant qu'il ne faut jamais s'engager, un homme supérieur enfin, capable par surcroît d'enseigner la philosophie ou l'architecture dans une grande ville universitaire, et vous vous plaignez !

ORESTE

Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m'as laissé la liberté de ces fils que le vent arrache aux toiles d'araignée et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas plus qu'un fil et je vis en l'air. Je sais que c est une chance et je l'apprécie comme il convient. (Un temps.) Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n'ont pas le choix, on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la terre et s'écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi, la joie d'aller quelque part ? Et il y en a d'autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur le poids d'images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance, à cinq ans, à sept ans... C'est bon : ce ne sont pas des hommes supérieurs. Je savais déjà, moi, à sept ans, que j'étais exilé ; les odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits, les tremblements de la lumière, je les laissais glisser le long de mon corps et tomber autour de moi ; je savais qu'ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs. Car les souvenirs sont de grasses nourritures pour ceux qui possèdent les maisons, les bêtes, les domesti­ques et les champs. Mais moi... Moi, je suis libre, Dieu merci. Ah ! comme je suis libre. Et quelle superbe absence que mon âme. (Les Mouches, 1947, pp. 122-123)

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Sartre

" "Penser, c'est ne pas être dans le mouvement", à partir de là, on peut tirer finalement tout Sartre. Ne pas être [en mouvement], c'est la liberté, c'est ce pouvoir de recul par rapport au monde. Qu'est-ce que ce pouvoir de recul pour Sartre ? La pensée, c'est l'écriture. Et quand prononce-t-il cette phrase ? Au moment, précisément, où il est soliscité par de jeunes maos [maoïstes] qui veulent qu'il adhère complètement à un mouvement qu'il soutient et qu'il retient en même temps. Mais il veut garder sa resèrve. Pour lui, ce qu'il nous donne, c'est que, appartenir à quelque chose, c'est ne pas appartenir, c'est être en recul, et ce recul, c'est la liberté." Juliette Simont dans Les chemins de la philosophie, 7/6/2013, à 15"21.

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Sartre

J.-P. S. – Cette vérité je ne la connaissais pas encore tout entière, loin de là. Je ne la connaissais pas du tout. Mais je l'apprendrais au fur et à mesure. Je l'apprendrais moins en regardant le monde qu'en combinant les mots. En combinant les mots, j'obtiendrais des choses réelles. S. de B. – Comment ça ? C'est important. J.-P. S. – Eh bien ! je ne savais pas comment. Mais je savais que la combinaison des mots, ça donnait des résultats. On les combinait et puis il y avait des groupes de mots qui donnaient une vérité. S. de B. – Ça, je ne comprends pas très bien. J.-P. S. – La littérature consiste à grouper des mots les uns avec les autres : je ne m'occupais pas encore de la grammaire et de tout ça. On combine par l'imagination, c'est l'imagination qui crée des mots comme... « à rebrousse-soleil ». Parmi ces groupes de mots, certains étaient vrais.

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Sartre - Je n'ai pas eu de père... L'illusion de la toute-puissance négative

Sartre, sur son absence de père et les conséquence de cela sur sa conception de la liberté. On pourra noter que Sartre, s'il affirme avoir tiré du bien du fait qu'il n'a pas eu de père, ne réalise pas que son père lui a donné quelque chose du fait même de son absence. Cette absence a contribué au développement d'une conception de la liberté presque sans limite, prétendûment sans détermination extérieure, entièrement tournée vers l'auto-détermination... Quand l'indétermination détermine !

 

Source : Chemins de la philosophie, le 9 janvier 2018, à 49"40, Épisode 2 : L’homme est-il condamné à être libre ?

 

Sur la paternité chez Sartre, voir aussi dans Les Mots, Gallimard, 1964, p. 11. Le livre paraît un an avant l’acte d’adoption d'Arlette Elkaïm. : 

Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Enées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ; j’ai laissé derrière moi un jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon père et qui pourrait être, aujourd’hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Sur-moi. 

 

Voir l'article Sartre et le fantôme du Père, Alexis Chabot

 

Voir les très intéressants contre-exemples manifestes de Verstapen, Sainz et Hamilton.

 

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