Max Weber ne se lassait pas de souligner le décalage entre les projets des hommes et les suites de leurs actes. Ce qu’une génération à librement voulu est, pour la génération suivante, destin inexorable. Les puritains choisissaient d’être hommes de métier, les hommes d’aujourd’hui sont contraints de l’être.
(Raymond Aron, in Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p.31.)
Comment expliquez-vous que de grands intellectuels, des hommes qui étaient réputés pour leur compréhension des choses du temps, se sont laissé mystifiés par le mythe soviétique, et surtout par le stalinisme, pendant si longtemps.
Raymond Aron
(...)
Vous me posez une question que je me suis posée à moi-même pendant si longtemps : est-il si difficile pour des grands intellectuels d'accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag, ce n'est pas la démocratie ?
Une autre particularité de l'ontologie sartrienne accentue le goût, sinon le culte de la violence : la radicale séparation des instants. La conscience demeure libre par rapport à ce qu'elle fut tout autant que par rapport à ce qui est. De là le rôle du serment, moyen pour ainsi dire magique, pour interdire à sa propre liberté de trahir demain sa décision d'aujourd'hui. Ulysse se fit attacher au mât de son vaisseau pour ne pas céder au charme des sirènes. Le militant, qui jure de servir la cause et d'obéir, accepte ou pour mieux dire enjoint à ses compagnons de le châtier s'il manque à son serment. La fraternité des combattants de l'ombre ne se sépare pas de la terreur que tous exercent sur chacun et chacun sur tous. Mise en théorie de la pratique des mouvements de résistance ? Oui, bien sûr, mais surtout interprétation sartrienne de la pratique des révolutionnaires (ou des clandestins) à la lumière de la liberté, à chaque instant neuve, à chaque instant responsable totalement d'elle-même. « Sartre refuse d'admettre qu'il a une identité quelconque avec son passé (Simone de Beauvoir). »
(Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, pp. 760-761
Les spécialistes connaissent un économiste, nommé Marx, autrement riche, subtil, intéressant que l'auteur du seul Capital. Mais le Marx utile, si je puis dire, celui qui a changé peut-être l'histoire du monde, est celui qui a répandu les idées fausses ; le taux de plus-value qu'il suggère donne à penser que la nationalisation des moyens de production permet de récupérer pour les travailleurs des quantités énormes de valeur, accaparées par les détenteurs des moyens de production ; le socialisme ou, tout au moins, le communisme élimine la catégorie de « l'économique » et la « science sordide » elle-même. En tant qu'économiste, Marx reste peut-être le plus riche, le plus passionnant de son temps. En tant qu'économiste-prophète, en tant qu'ancêtre putatif du marxisme-léninisme, il est un sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du xxe siècle. (Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 977
Le marxisme-léninisme mérite d'être qualifié [de] superstition au sens plein du mot. Les dogmes des religions de salut échappent à la réfutation, parce qu'ils affirment des réalités ou des vérités qui, par essence, sont inaccessibles aux enquêtes menées selon les règles de la connaissance rationnelle. En revanche, le dogmatisme, qui prétend à une vérité ultime en une matière qui ressortit à la recherche scientifique, tombe sous le coup de la critique.
L'anticommunisme systématique que d'aucuns m'attribuent, je le professe sans mauvaise conscience. Le communisme ne m'est pas moins odieux que me l'était le nazisme. L'argument que j'employai plus d'une fois pour différencier le messianisme de la classe de celui de la race ne m'impressionne plus guère. L'apparent universalisme du premier est devenu, en dernière analyse, un trompe-l'œil. Une fois arrivé au pouvoir, il se mêle à un messianisme national ou impérial. Il sacralise les conflits ou les guerres, bien loin de sauvegarder, par-dessus les frontières, les liens fragiles d'une foi commune.
(Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 981
Le marxisme devenu marxisme-léninisme n'intéresse aucun homme sérieux, disons aucun scholar. Pour reprendre une expression de mon ami Jon Elster : à quelles conditions peut-on être à la fois marxiste-léniniste, intelligent et honnête ? On peut être marxiste-léniniste et intelligent mais, en ce cas, on n'est pas honnête (intellectuellement). Il ne manque pas de marxistes-léninistes sincères, mais l'intelligence leur fait défaut. (Raymond Aron, Mémoires, Edition intégrale inédite, 2010, p. 976