Bonaventure : sur les frères Mineurs et les frères Prêcheurs

Nul n’est apte à la doctrine évangélique, s’il n’est soumis au joug de l’obéissance ; c’est pourquoi deux bœufs valent mieux qu’un seul pour tirer le même joug. C’est pourquoi, dans ces derniers temps, deux Ordres ont été institués, le mystère en avait déjà été figuré dans le premier livre des Rois, au chapitre six, par les deux vaches pleines portant l’arche du Seigneur depuis la terre des Philistins. Il est dit d’elles : « Les deux vaches allaient droit leur chemin vers Bethsamès, avançant d’un même pas, marchant et mugissant, et ne se détournant ni à droite ni à gauche. » Ainsi furent-ils unis pour tirer le joug du Seigneur : Paul à Pierre, Bernard à Benoît et François à Dominique. (Opera Omnia, IX, Sermon pour la fête du bienheureux Dominique, p. 565)

Nullus aptus est ad evangelicam doctrinam nisi iugo obedientiae suppositus, ad quod convenientius ponuntur duo quam unus bos. Ideo novissimis his temporibus duo Ordines instituti sunt, quorum mysterium praecessit in libri primi Regum sexto in duabus vaccis fetis, portantibus arcam Domini de terra Philisthiim, de quibus dicitur: Ibant in directum vaccae per viam, quae ducit Bethsames, et itinere uno gradiebantur, pergentes et mugientes, et non declinabant neque ad dexteram neque ad sinistram. Sic ergo ad trahendum iugum Domini iunctus est Paulus Petro, Bernardus Benedicto et Franciscus Dominico.

Ma réserve : On notera que c'est Paul à qui il est arrivé de corriger Pierre et que c'est Bernard qui réforme l'ordre de saint Benoït, et pas l'inverse. L'idée sous-jacente serait que François, venu un peu après Dominique, aurait parfait le principe d'un ordre mendiant. Si c'est réellement ce qu'il veut dire, le procédé est un peu fourbe.

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Plus connu, ce passage du De Hexaemëron (prêché en 1273, quelques jours avant d'accepter le cardinalat), rend plus explicite la chose : 

21. Le second [ordre des contemplatifs] est celui qui s'engage dans la voie spéculative ou spéculatoire, comme ceux qui se consacrent à la spéculation de l’Écriture, laquelle n’est comprise que par des âmes pures. Car tu ne peux connaître les paroles de Paul, si tu n’as l’esprit de Paul : et pour cela il est nécessaire, que tu sois séparé dans le désert avec Moïse et que tu montes dans la montagne. À ce [mode de vie] correspondent les Chérubins. Ce sont les Prêcheurs et les Mineurs. Les uns s’appliquent principalement à la spéculation, d'où ils ont aussi tiré leur nom, et après à l’onction. Les autres [s'appliquent] principalement à l’onction et après à la spéculation. Et puisse cet amour, ou cette onction, ne jamais faire défaut aux Chérubins. – Et il ajoutait [i.e. Bonaventure], que le bienheureux François avait dit qu’il voulait que ses frères étudient, pourvu qu’ils fassent avant qu’ils enseignent. Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ? (Opera Omnia, V, De Hexaemëron, Collatio XXII, n° 21, p. 440).

21. Secundus est, qui intendit per modum speculatorium vel speculativum, ut illi qui vacant speculationi Scripturae, quae non intelligitur nisi ab animis mundis. Non enim potes noscere verba Pauli, nisi habeas spiritum Pauli: et ideo necesse est, ut sis sequestratus in deserto cum Moyse et ascendas in montem . Huic respondent Cherubim. Hi sunt Praedicatores et Minores. Alii principaliter intendunt speculationi, a quo etiam nomen acceperunt, et postea unctioni. – Alii principaliter unctioni et postea speculationi. Et utinam iste amor vel unctio non recedat a Cherubim. – Et addebat, quod beatus Franciscus dixerat, quod volebat, quod fratres sui studerent, dummodo facerent prius, quam docerent. Multa enim scire et nihil gustare quid valet?

  • Le mouvement est le même : on encense d'abord et on dissimule la critique ensuite : "Car beaucoup savoir et ne rien goûter, à quoi bon ?".
  • Tendance à opposer dialectiquement ce qui relève de la connaissance et ce qui relève de l'amour. On est loin de la finesse avec laquelle saint Thomas ordonne et unit les deux plans... ou de l'harmonie d'un Jean de la Croix qui parle de lumière (connaissance) et de chaleur (amour) dans l'union à Dieu.
  • Peut-on sérieusement envisager que Dominique ou Thomas ait placé la spéculation avant la vie de prière ?
  • Avec Bonaventure, on a toujours un peu la même impression : on trouve cela d'abord très beau, et dans un second temps, cela paraît bavard et bancal. 

Traductions : j'ai corrigé ce que j'ai obtenu par IA.

Bonaventure (Saint), Dialectique

Joseph Ratzinger et John Milbank - Thomas d'Aquin est plus augustinien que Bonaventure

Contrairement à l’Aquinate, Bonaventure a, comme nous l’avons montré, expressément reconnu l’exégèse joachimite de l’Ancien Testament et il se l’est appropriée. Thomas est donc dans ce cas (et pas seulement dans celui-ci) plus augustinien que Bonaventure. En face de la critique résolue et claire que l’Aquinate a dirigée contre l’abbé calabrais, la critique de Bonaventure paraît presque ne toucher que des points secon­ daires, n’apporter que des nuances à peine perceptibles, telles qu’elles résultaient presque de soi de l’évolution des temps. Cependant, la différence qui sépare Bonaventure de Joachim est plus grande qu’il ne pourrait le paraître à première vue, ... etc. (Joseph Ratzinger, La théologie de l'histoire de saint Bonaventure, Paris, PUF, 2007, pp. 170-171)

J. Ratzinger reconnaît d’ailleurs à la fin de son ouvrage que

Bonaventure ne cherche jamais à être augustinien (p. 220).

Sur Thomas plus augustinien que Bonaventure voir aussi la session de John Milbank, Duns Scotus and William of Ockham, à 53"39, 24 janvier 2021 :

Gilson already said that Augustine was increasingly read through Avicenna, especially by the Franciscans, and I think, to some extent, this distorts to this very day what we think Augustine is actually saying. I’m one of those people who thinks that Aquinas is more authentically augustinian even than Bonaventure, and Bonaventure is actually distorting Augustine through this very avicennian perspective.

Gilson a déjà dit cela, Saint Augustin était de plus en plus lu à travers Avicenne, spécialement par les franciscains, dans une certaine mesure, cela déforme encore aujourd’hui ce que nous pensons qu’Augustin disait réellement. Je suis de ceux qui pensent que Thomas d'Aquin est plus authentiquement augustinien que Bonaventure lui-même, et Bonaventure déforme en réalité Augustin à travers cette perspective très avicennienne. 

 

Thomas d'Aquin (Saint), Augustinisme, Bonaventure (Saint)

Joseph Ratzinger - L'amitié avec le Christ nous ouvre à tout ce qui est bon et nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité

En quoi consiste le fait d'être des enfants dans la foi ? Saint Paul répond : "Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de la doctrine" (Ep 4, 14). Une description très actuelle !

Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d'un extrême à l'autre : du marxisme au libéralisme, jusqu'au libertinisme ; du collectivisme à l'individualisme radical ; de l'athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l'agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l'imposture des hommes, de l'astuce qui tend à les induire en erreur (cf. Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l'Eglise, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c'est-à-dire se laisser entraîner "à tout vent de la doctrine", apparaît comme l'unique attitude à la hauteur de l'époque actuelle. L'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.

Nous possédons, en revanche, une autre mesure : le Fils de Dieu, l'homme véritable. C'est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi "adulte" ne suit pas les courants de la mode et des dernières nouveautés ; une foi adulte et mûre est une foi profondément enracinée dans l'amitié avec le Christ. C'est cette amitié qui nous ouvre à tout ce qui est bon et qui nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité. Cette foi adulte doit mûrir en nous, c'est vers cette foi que nous devons guider le troupeau du Christ. Et c'est cette foi, - cette foi seule - qui crée l'unité et qui se réalise dans la charité. Saint Paul nous offre à ce propos - en contraste avec les tribulations incessantes de ceux qui sont comme des enfants ballotés par les flots - une belle parole : faire la vérité dans la charité, comme formule fondamentale de l'existence chrétienne. Dans le Christ, vérité et charité se retrouvent. Dans la mesure où nous nous rapprochons du Christ, la vérité et la charité se confondent aussi dans notre vie. La charité sans vérité serait aveugle ; la vérité sans charité serait comme "cymbale qui retentit" (1 Co 13, 1).

(Extrait de l'homélie de la messe pour l'élection du pontife romain, 18 avril 2005 : https://www.vatican.va/gpII/documents/homily-pro-eligendo-pontifice_20050418_fr.html)


1. -- D'où l'importance del a vie contemplative dans l'Eglise.

Vérité, Foi, Charité, Amitié, Relativisme, Discernement, Doctrine, Ego, Amitié (avec le Christ), Maturité, Infantilité

Joseph Ratzinger - Herméneutique de la continuité vs herméneutique de la rupture

  • Pour une bonne herméneutique de la réforme

Le dernier événement de cette année sur lequel je voudrais m'arrêter en cette occasion est la célébration de la conclusion du Concile Vatican II, il y a quarante ans. Ce souvenir suscite la question suivante :

  • Quel a été le résultat du Concile ?
  • A-t-il été accueilli de la juste façon ?
  • Dans l'accueil du Concile, qu'est-ce qui a été positif, insuffisant ou erroné ?
  • Que reste-t-il encore à accomplir ?

Personne ne peut nier que, dans de vastes parties de l'Eglise, la réception du Concile s'est déroulée de manière plutôt difficile, même sans vouloir appliquer à ce qui s'est passé en ces années la description que le grand Docteur de l'Eglise, saint Basile, fait de la situation de l'Eglise après le Concile de Nicée : il la compare à une bataille navale dans l'obscurité de la tempête, disant entre autres : "Le cri rauque de ceux qui, en raison de la discorde, se dressent les uns contre les autres, les bavardages incompréhensibles, le bruit confus des clameurs ininterrompues a désormais rempli presque toute l'Eglise en faussant, par excès ou par défaut, la juste doctrine de la foi..." (De Spiritu Sancto, XXX, 77 ; PG 32, 213 A ; SCh 17bis, p. 524). Nous ne voulons pas précisément appliquer cette description dramatique à la situation de l'après-Concile, mais quelque chose de ce qui s'est produit s'y reflète toutefois.

La question suivante apparaît : pourquoi l'accueil du Concile, dans de grandes parties de l'Eglise, s'est-il jusqu'à présent déroulé de manière aussi difficile ? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou - comme nous le dirions aujourd'hui - de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d'application.

Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L'une a causé de la confusion, l'autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits.

  • D'un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler "herméneutique de la discontinuité et de la rupture" ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d'une partie de la théologie moderne.
  • D'autre part, il y a l'"herméneutique de la réforme", du renouveau dans la continuité de l'unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c'est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche.

[Herméneutique de la discontinuité]

L'herméneutique de la discontinuité risque de finir par une rupture entre Eglise préconciliaire et Eglise post-conciliaire. Celle-ci affirme que les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore la véritable expression de l'esprit du Concile. Ils seraient le résultat de compromis dans lesquels, pour atteindre l'unanimité, on a dû encore emporter avec soi et reconfirmer beaucoup de vieilles choses désormais inutiles. Ce n'est cependant pas dans ces compromis que se révélerait le véritable esprit du Concile, mais en revanche dans les élans vers la nouveauté qui apparaissent derrière les textes : seuls ceux-ci représenteraient le véritable esprit du Concile, et c'est à partir d'eux et conformément à eux qu'il faudrait aller de l'avant. Précisément parce que les textes ne refléteraient que de manière imparfaite le véritable esprit du Concile et sa nouveauté, il serait nécessaire d'aller courageusement au-delà des textes, en laissant place à la nouveauté dans laquelle s'exprimerait l'intention la plus profonde, bien qu'encore indistincte, du Concile. En un mot : il faudrait non pas suivre les textes du Concile, mais son esprit. De cette manière, évidemment, il est laissé une grande marge à la façon dont on peut alors définir cet esprit et on ouvre ainsi la porte à toutes les fantaisies. (...)

[Herméneutique de la réforme]

A l'herméneutique de la discontinuité s'oppose l'herméneutique de la réforme comme l'ont présentée tout d'abord le Pape Jean XXIII, dans son discours d'ouverture du Concile le 11 octobre 1962, puis le Pape Paul VI, dans son discours de conclusion du 7 décembre 1965. Je ne citerai ici que les célèbres paroles de Jean XXIII, dans lesquelles cette herméneutique est exprimée sans équivoque, lorsqu'il dit que le Concile "veut transmettre la doctrine de façon pure et intègre, sans atténuation ni déformation" et il poursuit : "Notre devoir ne consiste pas seulement à conserver ce trésor précieux, comme si nous nous préoccupions uniquement de l'antiquité, mais de nous consacrer avec une ferme volonté et sans peur à cette tâche, que notre époque exige... Il est nécessaire que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être fidèlement respectée, soit approfondie et présentée d'une façon qui corresponde aux exigences de notre temps. En effet, il faut faire une distinction entre

  • le dépôt de la foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérée doctrine,
  • et la façon dont celles-ci sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même  portée" (S. Oec. Conc. Vat. II Constitutiones Decreta Declarationes, 1974, pp. 863-865)

Source : https ://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2005/december/documents/hf_ben_xvi_spe_20051222_roman-curia.html

Vérité, Communication, Herméneutique, Herméneutique de la continuité, Herméneutique de la rupture, Concile Vatican II

Joseph Ratzinger - Le prochain grand défi auquel l’Église sera confrontée est l’idéologie du genre

Dr. John Haas, théologien moral et ancien membre de l’Académie pontificale pour la vie, a révélé le 13 mai [2023] dans un discours de remise des diplômes donné au Christendom College qu’en 2014, le pape Benoît XVI, alors émérite, lui avait dit lors d’une conversation privée au Vatican que « le prochain grand défi auquel l’Église sera confrontée est l’idéologie du genre, et que ce sera alors l’ultime rébellion contre Dieu le Créateur ».

(Lire tout l'article traduit par Google ici.)

Dr. John Haas, a moral theologian and former member of the Pontifical Academy for Life, revealed in a May 13 commencement speech given at Christendom College that in 2014, then-retired Pope Benedict XVI told him in a private conversation in the Vatican that “the next great challenge the Church is going to face is gender ideology, and it will be the ultimate rebellion against God the Creator.”

(Source : Lifesitenews)

 

Dieu, Genre (idéologie du), Rébellion

Joseph Ratzinger - Le vrai problème de l'humanité : Dieu disparaît de l'horizon des hommes

  • A l'extérieur comme à l'intérieur de l'Eglise

La première priorité pour le Successeur de Pierre a été fixée sans équivoque par le Seigneur au Cénacle : « Toi… affermis tes frères » (Lc 22, 32). Pierre lui-même a formulé de façon nouvelle cette priorité dans sa première Lettre : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en vous » (1 P 3, 15). À notre époque où dans de vastes régions de la terre la foi risque de s’éteindre comme une flamme qui ne trouve plus à s’alimenter, la priorité qui prédomine est de rendre Dieu présent dans ce monde et d’ouvrir aux hommes l’accès à Dieu. Non pas à un dieu quelconque, mais à ce Dieu qui a parlé sur le Sinaï ; à ce Dieu dont nous reconnaissons le visage dans l’amour poussé jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1) – en Jésus Christ crucifié et ressuscité. En ce moment de notre histoire, le vrai problème est que Dieu disparaît de l’horizon des hommes et que tandis que s’éteint la lumière provenant de Dieu, l’humanité manque d’orientation, et les effets destructeurs s’en manifestent toujours plus en son sein.

Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la Bible: c’est la priorité suprême et fondamentale de l’Église et du Successeur de Pierre aujourd’hui. (...)

Durant les jours où il m’est venu à l’esprit d’écrire cette lettre, (...) j’ai dû interpréter et commenter le passage de Ga 5, 13-15. 

"Que cette liberté ne soit pas un prétexte pour satisfaire votre égoïsme; au contraire mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. Car toute la Loi atteint sa perfection dans un seul commandement, et le voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde : vous allez vous détruire les uns les autres !

J’ai toujours été porté à considérer cette phrase comme une des exagérations rhétoriques qui parfois se trouvent chez saint Paul. Sous certains aspects, il peut en être ainsi. Mais malheureusement ce "mordre et dévorer" existe aussi aujourd’hui dans l’Église comme expression d’une liberté mal interprétée. Est-ce une surprise que nous aussi nous ne soyons pas meilleurs que les Galates ? Que tout au moins nous soyons menacés par les mêmes tentations ? Que nous devions toujours apprendre de nouveau le juste usage de la liberté ? Et que toujours de nouveau nous devions apprendre la priorité suprême : l’amour ? Le jour où j’en ai parlé au grand Séminaire, à Rome, on célébrait la fête de la Vierge de la Confiance. De fait : Marie nous enseigne la confiance. Elle nous conduit à son Fils, auquel nous pouvons tous nous fier. Il nous guidera – même en des temps agités. Je voudrais ainsi remercier de tout cœur tous ces nombreux Évêques, qui en cette période m’ont donné des signes émouvants de confiance et d’affection et surtout m’ont assuré de leur prière. Ce remerciement vaut aussi pour tous les fidèles qui ces jours-ci m’ont donné un témoignage de leur fidélité immuable envers le Successeur de saint Pierre. Que le Seigneur nous protège tous et nous conduise sur le chemin de la paix ! C’est un souhait qui jaillit spontanément du cœur en ce début du Carême, qui est un temps liturgique particulièrement favorable à la purification intérieure et qui nous invite tous à regarder avec une espérance renouvelée vers l’objectif lumineux de Pâques.

(En 2009 : https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/letters/2009/documents/hf_ben-xvi_let_20090310_remissione-scomunica.html)

Charité, Dieu, Unité, Destruction, Histoire, Eglise

Joseph Ratzinger - La vraie pauvreté dans souffre les hommes

Je soutiens l’Aide à l’Église en Détresse, parce que je sais qu’elle rend vraiment service à la foi. Beaucoup de gens pensent qu’il est suffisant de soutenir les causes qui sont sociales au sens strict, et que ce que chacun croit doit être laissé à la discrétion de chaque individu. Mais, en réalité, rien n’est plus important que d’amener les hommes à Dieu, de les aider à trouver le Christ, car ce n’est qu’alors que s’éveillent les forces de la foi, qui sont la forme décisive de l’énergie pour l’histoire du monde. L’Aide à l’Église en Détresse est là pour répondre au besoin de foi, et fait ainsi ce dont notre monde a le plus besoin.

(En 2002 : https://aed-france.org/laed-pleure-la-mort-du-pape-emerite-benoit-xvi/)

Foi, Pauvreté, Histoire, Justice sociale, Christ

Joseph Ratzinger - A propos du volontarisme, quand B. XVI rattrape Duns Scot par les bretelles !

Enfin, Duns Scot a développé un point à l’égard duquel la modernité est très sensible. Il s’agit du thème de la liberté et de son rapport avec la volonté et avec l’intellect. Notre auteur souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté, en commençant par un raisonnement qui valorise le plus la volonté. Malheureusement, chez des auteurs qui ont suivi le notre, cette ligne de pensée se développa dans un volontarisme en opposition avec ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste. Pour saint Thomas d’Aquin, qui suit saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect. Une idée de la liberté innée et absolue — comme justement elle évolue après Duns Scot — située dans la volonté qui précède l’intellect, que ce soit en Dieu ou dans l’homme, risque en effet de conduire à l’idée d’un Dieu qui ne ne serait même pas lié à la vérité et au bien. Le désir de sauver la transcendance absolue et la différence de Dieu par une accentuation aussi radicale et impénétrable de sa volonté ne tient pas compte du fait que le Dieu qui s’est révélé en Christ est le Dieu «logos», qui a agi et qui agit rempli d’amour envers nous. Assurément, comme l’affirme Duns Scot dans le sillage de la théologie franciscaine, l’amour dépasse la connaissance et est toujours en mesure de percevoir davantage que la pensée, mais c’est toujours l’amour du Dieu « logos » (cf. Benoît XVI,Discours à Ratisbonne, Insegnamenti di Benedetto XVI, II [2006], p. 261; cf. ORLF n. 38du 19 septembre 2006). Dans l’homme aussi, l’idée de liberté absolue, située dans sa volonté, en oubliant le lien avec la vérité, ignore que la liberté elle-même doit être libérée des limites qui lui viennent du péché. De toute façon, la vision scotiste ne tombe pas dans ces extrêmes: pour Duns Scot un acte libre découle du concours d'un intellect et d'une volonté et s'il parle d'un « primat » de la volonté, il l'argumente exactement parce que la volonté suit toujours l'intellect.

[Le problème est là : pour Duns Scot la volonté ne suit pas réellement ce que lui apporte l'intellect (la connaissance de l'objet), cette connaissance ne sert que d'occasion, on pourrait parler d'occasionalisme. D.S. dit que volonté et intellect concourent à l'acte mais pas de manière égale, la volonté prime ; en effet, sans un objet particulier l'acte serait toujours le même, etc. Le bien connu ne détermine pas. Il n'y a pas au sens strict de rapport à la vérité de l'objet. L'acte est gouverné par l'affectio justiciae qui garantit la bonté de l'acte (comme Dieu garantit la vérité des idées chez Descartes).]

En m’adressant aux séminaristes romains — l’année dernière — je rappelais que « la liberté, à toutes les époques, a été le grand rêve de l’humanité, mais en particulier à l’époque moderne » (Discours au séminaire pontifical romain, 20 février 2009). Mais c’est précisément l’histoire moderne, outre notre expérience quotidienne, qui nous enseigne que la liberté n’est authentique et n’aide à la construction d’une civilisation vraiment humaine que lorsqu’elle est vraiment réconciliée avec la vérité. Si elle est détachée de la vérité, la liberté devient tragiquement un principe de destruction de l’harmonie intérieure de la personne humaine, source de la prévarication des plus forts et des violents, et cause de souffrance et de deuils. La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix, qu’il appelle potentia oboedientialis: quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.

(Benoît XVI, Audience générale, Jean Duns Scot, 7 juillet 2010)

Benoît XVI aborde cette partie 3ème et dernière partie de son discours différemment. Sa défense de Duns Scot pour le distinguer des auteurs qui s'inspireront de lui peut aussi se lire comme une correction implicite de Duns Scot. Car Duns Scot est clairement volontariste, pas de manière aussi caricaturale que l'ont été Henri de Gand et P. de J. Olivi, mais volontariste quand même. Il affirme clairement d'autre part que Dieu aurait pu créer autrement qu'il ne l'a fait (ce que reprendront et Luther et Descartes). Cette affirmation conduira, de fait, au scepticisme que dénonce B.XVI., mais également à l'existentialisme sartrien d'une liberté créatrice toute puissante détachée de tout rapport à la vérité (Michel Foucauld et consorts). Benoît XVI tient donc une position très habile et très respectueuse des autres qualités de D.S. Il n'en reste pas moins qu'il le corrige "fraternellement" et il le fait avec la responsabilité de sa charge. A quel point est-il conscient de sa pirouette ? Difficile à dire mais gardons à l'esprit la dimension espiègle du personnage (cf. surprise de Peter Seewald à ce sujet). L'expression "de toute façon, la vision de Duns Scot ne tombe pas dans ..." résonne comme une défense à contre-courant. En 2006 aussi Benoît XVI avait très précisément corrigé les courants issus de Duns Scot tout en tentant de préserver notre auteur.

Vérité, Liberté, Luther, Duns Scot, Descartes, Volontarisme